Cinéma - Michelangelo Antonioni - Le Cri (1957)
Il est toujours passionnant d’appréhender la manière dont un artiste, s’affranchissant d’une esthétique en vogue et dans laquelle il émerge, à tâtons découvre ses propres marques, le style qui deviendra le sien et les thèmes qui lui sont chers. Pour mieux percevoir cette émancipation, qui singularise le créateur, il convient de se pencher sur ce qu’on appelle des « œuvres charnières ».
Le film « Il Grido » (« Le cri ») de 1957 est justement un film charnière dans la filmographie de Michelangelo Antonioni. Récompensé du Léopard d’or au Festival international de Locarno, il peut bien entendu être apprécié en tant que tel, mais également saisi comme un ensemble de prémisses de ce qui, par la suite, sera la signature du réalisateur italien.
L’histoire reste assez classique, mais le drame qui la sous-tend - l’insupportabilité d’une rupture sentimentale (référence autobiographique pour Antonioni après la rupture avec sa femme) - est traité avec une indiscutable finesse psychologique. En effet, la personne abandonnée tente toujours d’échapper au désespoir : elle s’enfuit, elle tente de se divertir, de refaire sa vie. Sa chute n’est donc pas linéaire, elle croit, elle espère pouvoir s’en tirer. Mais si le travail du deuil, qui est une progressive acceptation de la perte, n’est pas effectué, le désespoir revient avec force jusqu’au risque d’issue fatale, le suicide.
Aldo (Steve Cochran), le héros du film, est un travailleur saisonnier dans la vallée du Pô en Italie, vivant depuis sept ans en concubinage avec la belle Irma (Alida Valli), à laquelle il est très attaché et avec qui il a eu une petite fille, Rosina. Irma était déjà mariée, mais son mari avait dû émigrer en Australie pour trouver du travail (on notera au passage ces dimensions sociales, typiques du néoréalisme italien qui met en relief les difficiles condition d’existence du prolétariat). Au début du film, Irma apprend le décès de son mari... Au moment où Aldo espère que, désormais, plus rien ne s’oppose à ce qu’il épouse Irma, celle-ci lui apprend une terrible nouvelle : elle va le quitter parce qu’elle a rencontré il y a quatre mois un autre homme, plus jeune qu’elle, dont elle est follement éprise… Après avoir tout essayé, douceur, violence (réactions machistes très bien observées), pour lui faire changer d’avis, totalement désespéré, Aldo part avec sa petite fille. Il voyage pendant une année environ (à un moment il renvoie Rosina à sa mère, avec l’espoir vain de recommencer une nouvelle et durable liaison avec une autre femme) sur les routes des environs, s’employant ici et là. Ce n’est pas les rencontres avec des femmes, seules et attirées par lui, qui font défaut : Elvia (Betsy Blair) et sa sœur, Edera (Gabriella Pallotta), la sensuelle Virginia (Dorian Gray) qui tient une station-service et l’embauche quelque temps, Andreina (Lynn Shaw) ; mais chaque fois Aldo repart, taraudé par le souvenir d’Irma, avec le secret espoir que celle-ci se soit finalement lassée de cet autre homme dont elle s’est amourachée. Quand il apprend qu’Irma lui a envoyé une carte postale chez Elvia, il entrevoit un frêle espoir et retourne au village. Mais là il découvre avec horreur qu’Irma lange un bébé, celui qu’elle a eu avec cet homme… Alors l’évidence définitive, inéluctable de la perte le plonge dans un tel désespoir qu’il se suicide en se jetant du haut de la tour de condensation de la sucrerie où naguère il travaillait. Irma, qui l’avait aperçu par la fenêtre et avait tenté de le rattraper, assiste à ce suicide et, s’agenouillant devant le cadavre d’Aldo, pousse un long cri (titre du film), pendant que tout le village est par ailleurs en émoi, les habitants étant menacés d’expropriation à cause de la construction prévue d’une base aérienne...
Dans « Le Cri », les thèmes, les décors et l’esthétique du néoréalisme italien, qui historiquement amorce alors son déclin, restent présents : c’est ainsi un monde de paysans et d’ouvriers pauvres qui nous est sans cesse montré, c’est également une usine, des intérieurs indigents… Les vêtements d’Aldo, toujours les mêmes, sont souvent maculés de boue. À un moment, le vieux père de Virginia et la petite Rosina entonnent une chanson anarchiste qui honnit les bourgeois. Le film s’achève enfin sur de grandes manifestations politiques où un front commun ouvriers et paysans est affirmé contre cet aéroport, sans aucun doute construit, vu l’époque, pour servir de base militaire américaine.
Cependant d’autres éléments doivent attirer notre attention et nous laisser entrevoir l’émergence d’une nouvelle esthétique. C’est ainsi que, majoritairement, et à l’encontre du néoréalisme, le décor est ici plus conotatif que dénotatif, c’est-à-dire qu’il évoque plus une atmosphère psychologique, voire existentielle, une « Stimmung », un état d’âme qu’une réalité documentaire : les longs plans du début sont par exemple envahis par une brume épaisse (on retrouvera cette brume, qui noie toute forme, dans une séquence magistrale d’ « Identification d’une femme » - 1982), couvrant les arbres dénudés d’un hiver sans fin (il n’y a en effet pas d’autre saison dans le film !), dans cette plaine du Pô… Un paysage familier pour le cinéaste, puisque c’est celui de son enfance, et c’est un paysage morne, d’une grande tristesse. Le critique de cinéma Aldo Tassone avait une formule admirable à ce propos : pour lui, en résumé, le film serait l’histoire « d’un homme seul, vidé, qui erre dans un paysage gris ».
Le cinéphile qui trouverait, à ce niveau, une ressemblance avec « L’Apiculteur » (1986) d’Angelopoulos aurait une clé : une affliction sans remède suinte de ces images d’hiver dans des pays méditerranéens… Mais on pressent aussi une dimension de mystère dans ce paysage de brume : il faut s’arrêter par exemple sur cet étonnant passage où Rosina, fuyant son père en colère, tombe sur un groupe d’hommes étranges, arrêtés au bord d’un champ, et qui sembleraient être des pensionnaires d’asile psychiatrique, en promenade. On ne s’étonnera guère que la photo, l’image en elle-même jouent un grand rôle pour asseoir ces ambiances, et qu’Antonioni ait voulu collaborer avec le talentueux directeur de la photo, Gianni di Venanzo.
Par ailleurs « Le Cri » inaugure un rapport au temps significatif de l’œuvre d’Antonioni : le temps subjectif s’y écoule lentement, un temps distendu ici parce que le héros, tournant en rond dans cette région, se morfond dans une attente inavouée, refoulée, absurde, celle de retrouver Irma, ou à tout le moins d’avoir des nouvelles d’elle… Il y a aussi cette séquence, apparemment mineure, où l’on voit tous ces vieillards figés dans l’attente et l’ennui propres à leur condition dans une maison de retraite (où Virginia veut placer son vieux père pour s’en débarrasser et laisser toute la place à Aldo). Il y a surtout cette façon originale de filmer des « temps morts », qui ne font nullement avancer l’action, et contribuent pour le spectateur à étirer le temps subjectif, le confrontant soit à une dimension méditative sur le réel (cf. « Blow Up » - 1967), soit à un ennui qui désinvestit le réel (cf. « L’Éclipse » - 1962), soit à une tristesse de désillusion (cf. « La Nuit » - 1961). De toutes façons nous avons bien sûr affaire à un cinéma de l’intériorité, qui a rompu avec l’extériorité sociale, sociocritique du néoréalisme.
La musique du film (signée Giovanni Fusco) alterne une ritournelle de bastringue au début et à la fin (tout se répète, rien ne change, semble-t-elle nous dire), et des notes discrètes et mélancoliques de piano.
Dans « Le Cri », on a vu Aldo perdre tous ses repères : sa femme, sa maison, son village et, dans cette brume, les lignes mêmes du paysage. Cette perte des repères, cette déroute du sens, inscrit déjà le film dans la spécificité de l’œuvre d’Antonioni, à savoir un cinéma philosophique où les thèmes de l’absurde, de la déréliction, et de la confrontation à l’ineffable prennent toute leur valeur.