Janvier 2018

3 janvier

            Une pellicule d’or accompagne le promeneur au sol, la nuit quand il a plu toute la journée. Elle se déploie devant lui et passe lentement sous ses pieds.

            Tout brille autour de lui. Les illuminations clignotantes de Noël, les vitrines qui étincellent, et la pellicule d’or des trottoirs. Il aimerait tant voir briller les étoiles, mais les lumières de la ville les aveuglent et, de toutes façons, la chape de nuages n’offre du ciel qu’une masse cuivrée, sombre et menaçante.

           Les hommes préfèrent-ils tout ce qui brille à l’encontre de ce qui reste mat ? Le terne garderait-t-il encore une seule chance de séduction ?

 

5 janvier

            Sur la grande page céleste d’un blanc sale, le graphisme noir des branches.

            On ne voit pas aussi nettement l’épais fusain des troncs, estompé par les teintes et dessins des immeubles derrière. Seule l’arborescence des branches finement se crayonne, au point que l’on peut distinguer les petites boules noires des bourgeons à leurs extrémités.

           Karnik Zouloumian, plus connu sous le nom d’artiste de Carzou, a été inspiré par cette noire et subtile arborescence au point d’en avoir fait une technique de dessin qu’il appliquait à la plupart de ses figures.

 

7 Janvier

            Une dame âgée, avec son chien minuscule. Ils avancent lentement sous les arbres.

          Soudain les deux s’arrêtent. La dame regarde vers le sol, et le chien fixe le promeneur qui les a croisés. Entre la dame et le petit chien, la laisse forme une jolie courbe. Ils restent ainsi pétrifiés dans le silence autour. Le froid est vif ce matin d’hiver : se sont-il gelés tous les deux pour témoigner du Lien devant l’éternité ?

 

9 janvier

            Le misérable jour a tant de mal à s’imposer !

          Il ne réussit à chasser la nuit, après de terribles efforts, qu’à huit heures et demie. Le jour sort blême de cette lutte désespérée, il peut tenir son éclairage miteux jusqu’au milieu de l’après-midi, pas plus. La nuit revient et, sans efforts, l’abat d’un seul coup…

         Mais, de cette lutte courageuse et quotidienne, le jour tire peu à peu des forces. Et de ses faciles victoires la nuit progressivement s’affaiblit.

 

11 janvier

            Depuis quand tu es en faillite ?

           Sur une vitrine maculée de tags, taches et poussière, une grille rabattue que les affiches lacérées peu à peu se sont lassées de couvrir. Au sol, un amas de courrier sans destinataire, puisque tu t’es pour toujours absenté. Plus personne donc ne veut de toi. Qu’est-ce que tu étais avant ? Un pressing, on dirait… Jadis les vêtements ressortaient neufs et pimpants de ton zèle, mais aujourd’hui, tu es ce loqueteux devant qui l’on passe, sans jeter le moindre regard.

            Tu rejoins la cohorte discontinue des épaves automobiles, des magasins sans repreneurs, des maisons condamnées, des zones en friche, des encombrants jamais récupérés, des jardins d’orties et de ronces.

          Vous toutes et tous ne servez plus… Alors, sans le moindre engouement ou intérêt, dans la suspension de votre temps, enfin, le promeneur peut juste vous contempler.

 

13 janvier

            Pas d’autre son, dans le logis, que le souffle du radiateur et, derrière (mais un étagement des sons en profondeur, est-ce juste ?) la rumeur de la ville, soit le grondement très lointain mais permanent des voitures.

            Attente du bruit accidentel venant contrarier ce « silence » composé…

            Vague aboiement d’un chien, dans l’immeuble, soudain, interrompant cet immobile parcours dans le silence gelé.

 

            Il y a un haïku de Shiki qui dit :

            « Désolation hivernale –

à la traversée d’un hameau

            un chien aboie »

 

15 janvier

            Dans la nuit, les rectangles lumineux des fenêtres...

            Vague luminescence des planètes dans l’épaisseur noire, intersidérale.

         La Substance, c’est la nuit, le néant, le silence, l’obscurité. Et l’accident, c’est la lumière… D’une étoile, d’une planète, d’une météorite.

         Quand très tard le noctambule marche dans les rues désertes et sombres, toute fenêtre allumée ressemble à un foyer rassurant, mais la silhouette noire, immobile, barrant cette source de lumière peut devenir inquiétante.

         Quand, après un voyage interminable dans la nuit de l’espace, le cosmonaute arrive sur une exoplanète luminescente, c’est une halte possible. Oui, mais que va-t-il y trouver ?

 

17 janvier

            Vie sourde, permanente de l’organisme dont bien sûr on n’arrête pas de se distraire. Sauf l’hypochondriaque, toujours à l’écoute, et radical dans l’application de la célèbre formule du chirurgien Leriche : « La santé c’est la vie dans le silence des organes ».

            Il se trouve que l’organisme est bavard, surtout la cocotte intestinale. Par ailleurs, toutes ces douleurs erratiques, éphémères, incompréhensibles… En général l’action ou le spectacle du monde nous font oublier le sac de viscères que nous sommes. Quand il se rappelle à notre attention, ce peut être juste l’Enfant, l’Animal en nous qui parfois s’expriment. Ce n’était juste que des signes, l’hypochondriaque en fait une maladie.

 

19 janvier

     En entrant dans le hall de l’immeuble son nez saisit l’effluve d’un parfum. Son nez se relève, le guide presque le long d’un sillage ténu. Il ne faut pas trop inspirer, mais juste humer délicatement une piste odorante, équivalente de traces à peine marquées dans le sable pour un humain, mais qui serait empreintes profondes pour un chien, si ce dernier avait une bonne vue… Au début de l’escalier, d’autres odeurs viennent brouiller la piste, puis plus rien.

    On a dit que l’odorat était le sens de la mémoire… On peut aller loin dans l’enfance avec juste une odeur. Et les parfums sont si légers, fugaces, miraculeux comme les souvenirs ! Nous croyons, émerveillés, suivre la piste odorante et remonter le temps. Mais tout s’arrête d’un coup, et nous chutons d’un rêve dans le brutal présent.

 

21 janvier

     Changer de paysage comme fréquente motivation du voyage. Mais pourquoi ne pas changer d’ambiance sonore ?... Même s’il a encore le recours de se réfugier dans des rues quiètes et des îlots calmes, le promeneur à Paris se lasse du concert grandiloquent des moteurs - vrombissement, pétarades et grondements - que recouvre par intermittences la sirène hurlante de la police et des pompiers. Allez, oui, changer d’ambiance sonore…

     Ailleurs c’est juste le roucoulement des pigeons, ou des appels chantants qui résonnent dans des cours, ou bien le glissement des vélos et le léger clapotement des canaux, ou encore les cris des vendeurs ambulants et le concert hystérique des klaxons. Ou bien sûr le chuchotement d'une brise dans les feuillages...

     Il ferme les yeux. Immersion dans le bain des bruits, des sons. On maîtrise mieux en général ce que l’on voit que ce que l’on entend. Alors partir pour s’abandonner à d’autres milieux sonores.

 

23 janvier

     Le ciel uniformément d’un blanc sale. Un immense velum qui laisse croire que c’est la réalité céleste, ça, pour beaucoup désespérante.

     Mais non, la percée d’un jet et le survol de cet épais manteau de brumes, nuages et pollution, découvrent un bleu éclatant, d’une joie presque insoutenable.

      Mais non, la navette spatiale dépasse rapidement ce bleu-là, et entre dans une scintillante noirceur que plus rien jamais ne pourra surmonter. Cette noirceur infinie angoisse, terrorise. Infinie...

      Alors vite, gentiment revenir à ce petit ciel d’un blanc sale, navrant, trompeur et illusoire, mais tellement humain !

 

25 janvier

       Les couleurs éblouissantes sous les paupières. Impossibles sans doute à rendre en peinture. Mélange de pourpre et de marron, avec beaucoup de densité mais sans effets de matière... Pour les raviver, les modifier, ouvrir brièvement les yeux puis les refermer. De vagues formes apparaissent, copies très approximatives des objets brièvement considérés.

      Est-ce dans cette étendue lumineuse que se profilent les spectres impalpables des songes ? 

 

27 janvier

     Il entend en lui une voix qui dit : "On n'est venu sur terre que pour une sublime lumière, c'est tout. Une lumière et une musique. Après, on peut mourir".

 

29 janvier

     Les saveurs... Certains se contentent d'un plat dont ils apprécient le goût, même s'il n'est pas très varié : le goût de l'agneau, le goût des flageolets, le goût des flageolets, le goût de l'agneau... Et comme ça, répété, à chaque bouchée.

    Dans la nouvelle cuisine, davantage de saveurs surprenantes, inhabituelles ("Étonnez-moi", disait Cocteau à un jeune écrivain, mais ce principe de la modernité s'applique également à la gastronomie) se trouvent introduites dans le plat, quitte à décontenancer le mangeur. Lequel, du coup, reste plus longtemps, à chaque bouchée, dans la dégustation-devinette de ce qui est sur sa langue : qu'est-ce que c'est ?... Réglisse, yuzu, fleurs, cacao, épices rares, etc. ouvrent de nouvelles voies gustatives. Combinaison rare mais imposée par le cuisinier.

     Il y a enfin cette pluralité des goûts que l'on combine, additionne chacun(e) à sa façon, comme si c'était des couleurs sur une palette... C'est la variété des plats chinois servis en même temps sur un petit support tournant au milieu de la table, ou bien tous ces petits plats qu'on appelle "tapas" en Espagne, "kémia" en Afrique du Nord, ou encore ces plats composites avec plus de cinq éléments, que certains (on suppose ceux de la première catégorie) s'évertuent à bien mélanger pour obtenir le goût global qu'ils apprécient, et que d'autres laissent tels quels dans le plat pour les picorer, et ainsi varier les saveurs. Comme souvent dans le rapport sensitif au monde, la différence demeure entre ceux qui mangent plus ou moins distraitement, bavardant à table, lisant un journal, consultant leur smartphone, pensant à autre chose, et ceux, moins nombreux, qui goûtent ce qu'ils avalent. En fait, la question demeure : est-ce qu'on aime manger ou bien goûter ? Se restaurer (se réparer, compenser) ou alors découvrir de nouvelles sensations ?

 

31 Janvier

        Se toucher, caresser les cheveux parce qu'ils sont soyeux. Promener ses doigts au milieu, ils ne résistent pas à ces mouvements circulaires et doux. À cet endroit, la peau fine aime bien ces stimulations. Créer même de fausses démangeaisons... Cependant la voûte du crâne, très dure en-dessous, rappelle brièvement le squelette...

    Le plaisir n'évolue que sur une mince pellicule : sous la chevelure soyeuse, le crâne, et sous la peau douce, les stries sanglantes du muscle, la graisse jaunâtre et la viscosité des entrailles. Nous nous confortons tous dans notre apparence, nos surfaces, notre superficialité... Or rien qu'une bouche ouverte, rouge, humide et avec sa langue piquetée, sa luette au fond, nous rappelle l'intérieur du sac d'organes.

   Mais tout ça, c'est la vie, profonde, animale. Ce fut l'intuition, l'inspiration puissantes de Chaïm Soutine : ses carcasses ouvertes, sanguinolentes sur fond bleu, plus exaltantes peut-être que les belles peaux de Rubens.

    

    

 

     

    

    

 

 

 

 

 

 

         

 

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