Cinéma – Luis Bunuel – Le charme discret de la bourgeoisie.
Chaque fois qu’ils veulent se rencontrer pour dîner, surgit un empêchement : ces bourgeois français, amis et complices de l’ambassadeur du Miranda (Fernando Rey), vont donc endurer de curieuses mésaventures sans jamais que ces circonstances défavorables ne découragent leur goût de classe pour la mondanité. Première invitation : une erreur sur la date, deuxième invitation : les hôtes, pris de désirs érotiques irrépressibles, tardent trop à accueillir les invités, troisième invitation : arrivée inopinée de soldats qui font des manœuvres dans le coin, quatrième invitation : le repas est sur une scène de théâtre (mais ce n’est qu’un rêve), cinquième invitation : le petit groupe se fait arrêter, etc. Des récits de rêve, visualisés, viennent régulièrement entrelarder les vicissitudes de cet inaccomplissement. En fait, tout dans ce film est à la limite plausible chaque fois et, dès qu’une situation est invraisemblable, il s’agit clairement d’un rêve ou d’un cauchemar, dont le protagoniste sort en se réveillant. Il serait donc faux de dire que Le charme discret de la bourgeoisie entre dans la catégorie du fantastique ou même de l’onirique. En jouant avec différents niveaux de la réalité, ce film nous déstabilise plus que s’il s’en était échappé nettement et d’emblée.
La charge sociale, satirique s’avère même plus prégnante qu’on l’aurait attendu, mais il faut resituer le film dans l’époque : quatre ans après 68… La bourgeoisie y est montrée comme cupide et prête à tous les trafics (en l’occurrence un trafic de drogue avec le Miranda), méprisant le peuple et arrogante, enfin creuse dans ses conversations (astrologie, anecdotes insignifiantes). Il y a la grande mondaine (Delphine Seyrig) qui trompe son époux (Paul Frankeur) avec l’ambassadeur du Miranda, la petite sœur ivrogne (Bulle Ogier), le couple qui fricote (Jean-Pierre Cassel et Stéphane Audran), et enfin l’ambassadeur. Le cinéaste se/nous fait plaisir avec une séquence récurrente, coupée de tout contexte : la petite bande marche vivement sur une route de campagne. Ils ne vont nulle part, ils sont absurdement jetés sur la route : la bourgeoisie ne va nulle part historiquement, et le titre du film est bien entendu ironique. Le bon ton (« charme discret ») de la bourgeoisie n’est qu’un emballage. Et la charge sociale s’amplifie quand il s’agit du Miranda, sorte de dictature bananière d’Amérique du Sud concentrant toutes les tares politiques imaginables. Enfin, les valeurs de la droite conservatrice comme l’armée, la religion et la finance sont malmenées par cette satire.
Une telle satire sociale est très originale car elle passe par l’humour, l’absurde, les allusions érotiques, mais aussi par des ouvertures inattendues, puissantes, sur le tragique : le rêve hamletien du lieutenant, le cauchemar du « brigadier sanglant » par exemple empêchent le film d’en rester à la comédie absurde. Il y a des choses affreuses qui se passent dans les coulisses de ce théâtre mondain… Si dans sa photographie, son filmage, Le charme discret de la bourgeoisie reste de facture très classique, c’est au niveau de sa composition, de son montage (le schéma de l’inaccomplissement, ici fondamental, renverrait aux différés multiples du rêve et à une interprétation freudienne de « coïtus interruptus ») qu’en collant habilement des situations hétérogènes, le film révèle toute son inventivité et son efficacité.