Créer un site internet

Cinéma - Greenaway

Cinéma Peter Greenaway Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant. (1989)

Le film de Peter Greenaway (quatre prix au Festival international du film de Catalogne) ressemble à un voyage cauchemardesque dans la sphère orale, à une effrayante et somptueuse catharsis faisant remonter d’archaïques pulsions, jusqu’au cannibalisme, et des fantasmes pervers… L’histoire, très simple au fond, sert de squelette à la chair abondante de l’imagerie et des symboles : Albert Spica, un mafieux, ou un parvenu, propriétaire d’un fastueux restaurant (« le Hollandais ») s’y goinfre avec ses courtisans, et sa femme, Georgina, qui supporte de moins en moins sa grossièreté, ses caprices d’enfant tyrannique, sa brutalité. Elle a remarqué dans le restaurant un homme charmant, distingué, Michael, qui dîne seul en lisant, l’antithèse de son mari… Elle tombe follement amoureuse de lui, et ils deviennent amants. Elle le retrouve dans les toilettes ou dans l’arrière-cuisine pour s’unir à lui, avec la complicité d’un chef-cuisinier français, Richard, qui est le seul, par ses talents de cordon-bleu, à pouvoir s’imposer à cette brute de Spica. Ce dernier finit par découvrir la relation entre Georgina et Michael. Fou de rage, il fait assassiner d’une horrible façon ce dernier. À son tour, Georgina, désespérée, se vengera d’une manière effroyable…

Sur cette trame très classique de la vengeance et du triangle amoureux, le réalisateur anglais actionne des archétypes, de puissants symboles, de riches métaphores. Le restaurant serait par exemple la métaphore d’un monde bourgeois décadent (cf. « La Grande bouffe » de Marco Ferreri) dominé par la consommation somptuaire. Albert Spica symbolise l’Ogre, le mauvais père, cannibale (c’est le dernier mot du film, jeté comme une insulte par Georgina à son mari qu’elle vient d’abattre). Il est une oralité débridée, la boulimie désespérée d’un être qui ne se sent pas aimé. À l’inverse, Michael représente la civilisation, le livre et le Peuple du Livre (il est taxé de « Juif » par Spica). Richard, lui, symbolise l’oralité maîtrisée, savante, le bon goût français, les « métiers de la bouche » (il a des idées intéressantes sur la symbolique des plats). L’adorable mitron qui chante d’une voix sublime est sans doute le contrepoint spirituel à ce monde terriblement matérialiste… Par ailleurs, une symbolique des couleurs s’impose rapidement dans le film : le blanc des toilettes semble témoigner de la pureté des amours entre Georgina et Michael (Adam et Ève avant la Faute), tandis que le rouge cramoisi du restaurant symbolise une sorte de théâtre de la cruauté. Le sépia de la réserve de livres, où se cachent les amants, évoque un monde de la culture révolu. Le fond vert de certaines séquences symbolise la mer et toutes ses richesses.

L’oralité, dans tous ses états, le film de Greenaway l’explore, de la dégustation fine à la voracité, en passant par l’incorporation forcée. Mais on y trouvera aussi la parole abondante - notamment sur la gastronomie, l’art de manger -, le baiser interminable, la dévoration (premières images du film : des chiens dévorant de la viande), la vomissure. Au final, « tout finit en merde ! », comme s’écrie Albert Spica…

L’imagerie somptueuse du film, magistralement accompagnée par la musique de Michael Nyman, se réfère, comme souvent dans le cinéma Greenaway, à la peinture. D’ailleurs le Banquet des officiers de Saint-Georges de Franz Hals trône dans la salle de restaurant. Les mets accumulés, les étagements de nourriture font penser à ces tableaux hollandais du XVIIème. L’image se complait à une abondance qui rappelle le foisonnement de cette peinture. Peter Greenaway n’est pas seulement cinéaste, il est plasticien et artiste visuel. Par ailleurs, il aime bien se référer à l’imagerie enfantine avec tout ce que les contes possèdent d’effrayant et merveilleux.

Cependant, bien que le réalisateur manipule avec aisance des figures archétypales (Spica = Ogre, Michael et Georgina = Adam et Ève, etc.), il ne tombe pas dans le piège de la simplification. Aussi les corps de Michael et Georgina ne sont pas plus idéalisés que Spica n’est complètement un bourreau (il y a de l’enfant mal-aimé en lui). Enfin, il est impossible d’éluder une critique sociale visant cette caste de parvenus richissimes et vulgaires (les personnages du restaurant) que le thatcherisme a favorisée.

L’un des effets les plus notables du film est sans doute ce qu’il remue dans notre inconscient au niveau de l’acte manducatoire qui perd de son innocence et de sa banalité.

 

Ajouter un commentaire

Anti-spam