De fenêtre à… fenêtres
(Un film d'Hitchcock appréhendé à partir d'un élément-fétiche comme il les aime tant)
« Il y a à l’intérieur de chacun de nous une fenêtre qui donne sur l’enfer,
nous faisons ce que nous pouvons pour ne pas nous en approcher,
et moi j’ai de mon propre chef passé sept ans de ma vie devant cette fenêtre,
médusé »
Emmanuel Carrère, « Le Royaume »
Le film d’Alfred Hitchcock Fenêtre sur cour (1954), chef-d’œuvre d’élégance parce qu’il intrique, sans que le moindre artifice apparaisse, une histoire de crime, une variation sur le couple et enfin une métaphore du cinéma, s’avère aussi une magistrale réflexion sur les fenêtres. Celles par lesquelles un individu observe le monde, et celles à travers lesquelles d’autres individualités exposent des fragments de leur histoire et de leur intimité.
Mais est-ce moral d’observer ainsi les gens de sa fenêtre ? La question est directement et vivement abordée dans le film par une infirmière, puis par Lisa Carole Frémont (Grace Kelly). On peut concevoir que le réalisateur a ainsi devancé, en les intégrant, les critiques, moralisantes voire puritaines, qui pouvaient surgir à cette époque et aux Etats-Unis. Le héros d’ailleurs, Jeff Jefferies (James Stewart), ne justifie pas son « voyeurisme », mais tout le film va se charger de lui donner raison d’avoir systématiquement observé, de la fenêtre, les faits et gestes d’un voisin. Dans Fenêtre sur cour, la fenêtre est à la fois un lieu d’observation, un vrai théâtre au sens étymologique - puisque le grec « theatron » vient du verbe « theastaï » signifiant « voir » et « être témoin », et du suffixe « tron » dénotant un lieu – mais aussi un espace rectangulaire où se déroulent des actions, en somme un écran (avec un hors champ : entre les fenêtres ou bien dans les profondeurs invisibles de l’appartement). Voilà pourquoi certains critiques ont vu dans ce film une métaphore et un éloge du cinéma.
La première image du film, celle où défile le générique, ce sont déjà trois fenêtres côte à côte : le store de chacune se lève, successivement. Quant à la dernière image du film, c’est encore une fenêtre sur laquelle un store noir descend, avec le logo de la Paramount.
On entre tout de suite dans l’appartement de Jefferies, de la fenêtre ouverte duquel on a un bel aperçu sur d’autres fenêtres de tous ces appartements qui donnent sur une cour d’immeuble, ayant une étroite ouverture sur la rue. Le premier large panoramique du film montre ces fenêtres par lesquels le spectateur pénètre rapidement pour entrevoir des vies individuelles. On passe donc d’une fenêtre à l’autre, apercevant ce qui s’y passe. Notre regard est celui de Jefferies… Ce photographe professionnel, reporter de terrain casse-cou, se trouve immobilisé chez lui, dans un fauteuil roulant et avec une jambe plâtrée. Sans être vraiment un « voyeur » au sens freudien du terme, Jeff s’ennuyant (la télé, à l’époque n’avait pas la même importance qu’aujourd’hui !) aime bien observer une pin-up (il l’a surnommée « Miss Torso ») qui danse ou fait de la gymnastique, vêtue légèrement, mais également un pianiste esseulé, un couple qui se dispute, une quinquagénaire qui vit seule (il l’a surnommée « Cœur solitaire »), etc. On comprend vite que, déformation professionnelle de journaliste, Jeff Jefferies est curieux de ce qui se passe, même si c’est juste en face de chez lui…
Les fenêtres de cette cour donnent sur des situations qui, toutes à peu près, tournent autour de la problématique du célibat ou du mariage, de la solitude ou bien de la vie à deux : question affective et psychologique centrale dans la relation dissymétrique, amoureuse mais problématique, entre Jeff Jefferies et Lisa Carole Frémont. Ainsi les fenêtres nous montrent, par des micro-scènes judicieusement choisies, deux solitudes malheureuses (le pianiste et « Cœur solitaire ») et une fausse solitude (« Miss Torso », très courtisée), ces personnages ne donnant pas une image enviable de cette situation. Cependant, une sculptrice offre, elle, une image positive ou neutre de la solitude… Mais d’un autre côté, il y a ce couple de jeunes mariés qui vient de s’installer, et dont on voit très vite que le mari, taraudé par sa femme, semble déjà regretter de s’être engagé ; et puis les vieux mariés, comme les époux Thorwald qui se disputent, se détestent, et dont on comprend que le mari a une maîtresse. Donc le couple n’est pas plus la panacée que la solitude ! Malgré tout, de très vieux mariés, qui ont une petit chien, semblent assez heureux.
Mais trois fenêtres de cette cour vont tragiquement contraster avec toutes les autres : celles qui ouvrent sur la Mal, l’enfer, et précisément un crime abominable, déduit par Jefferies du comportement suspect d’un représentant de commerce, Lars Thorwald, qui a tué sa femme et l’a coupée en morceaux, lors d’une nuit orageuse.
Pour que ce film de « fenêtre à fenêtres » puisse dans la vraisemblance fonctionner, trois conditions étaient requises : d’abord que le héros soit immobilisé chez lui à cause d’une jambe dans le plâtre, ensuite que toutes les fenêtres soient ouvertes à cause d’une chaleur étouffante comme il y en a à New York en été, enfin qu’on ait affaire à un photographe, donc disposant de grosses jumelles et d’un puissant téléobjectif…
Une question demeure cependant : pourquoi Jefferies ne dort-il pas dans son lit, et reste-t-il devant sa fenêtre, même la nuit ? Réponse : parce que passer du lit à son fauteuil et l’inverse reste problématique avec sa jambe dans le plâtre, et parce que la vie de cette cour d’immeuble le passionne, l’amuse et l’intrigue… Hitchcock a pensé à tout en génial scénariste qu’il était. Le héros (et bien sûr le spectateur) peut donc s’installer durablement devant sa fenêtre, de laquelle il observe d’autres fenêtres.
Elles deviennent alors : des ouvertures (sur l’Autre, sur l’horreur), des miroirs (puisque ce qu’il y voit « réfléchit » sa problématique sentimentale), et probablement une louangeuse métaphore des écrans, qui nous font rêver ou frémir.
Pierre CORCOS