Cinéma – John Huston – Gens de Dublin (The Dead)
Ce merveilleux film est le dernier réalisé par John Huston... On est en 1987, il est âgé de 81 ans, et mort cette année-là. Film testamentaire, à la fois nostalgique et mélancolique, il nous rappelle sans la moindre emphase que nous ne sommes que des ombres de passage sur cette terre, mais que seul l’amour, le plus humble ou le plus sublime, peut transfigurer notre misérable condition.
Adapté du recueil de nouvelles de James Joyce, ce film ne suit que de trois ans l’adaptation d’une autre œuvre littéraire majeure : Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, un film où également l’on boit beaucoup et où l’on aime énormément… On sent, ici et là, que le vieux réalisateur veut, par ces deux films, percer la nuit du néant qui s’approche de la fusée éclairante des passions, même malheureuses.
Dans The Dead, le profond déséquilibre entre la longue première partie (la soirée de réveillon) et la deuxième, très courte (l’aveu de Greta Conroy à son mari, et ce que cet aveu suscite en lui de méditations), au final s’avère une excellente trouvaille de mise en scène. En effet, toute la sociabilité « normale » de cette soirée chez les vieilles demoiselles Morhan est éclairée du tragique d’une passion brisée par l’amour et la maladie… Nous sommes à Dublin en 1904, et les invités arrivent successivement à cette joyeuse fête de Noël. Dès le début, Huston fait contraster l’obscurité, le froid, la neige du dehors avec la lumière, la chaleur et les gens à l’intérieur du logis accueillant. Par petites touches délicates, le réalisateur décrit des personnalités différentes, effleure des mini-drames, et fait entendre les histoires de chacun. Il évoque aussi, mais sans s’y attarder, les confrontations Irlandais/Anglais, Catholiques/Protestants… À un moment, la caméra s’évade de la fête et se promène dans les chambres désertes où les objets-signes, les vieilles photos évoquent mélancoliquement toute une vie sage et rangée, vouée à disparaître… Ces bourgeois irlandais sont des gens de bonne compagnie et, discrètement, par le déroulé de cette soirée de réveillon, Huston rend un bel hommage à différents arts. Si la soirée commence par une danse conventionnelle, elle continue par un beau morceau de récital interprété par Mary Jane, professeur de piano et virtuose, puis par la récitation d’un magnifique poème traduit du gaélique, ensuite par une chanson touchante interprétée par miss Julia, l’une des vieilles filles, puis par un beau discours dit par Gabriel, un professeur sur qui la caméra s’attarde, et enfin par le chant d’un ténor, La fille d’Aughrin. C’est ce chant qui va rappeler à Greta Conroy la tragique histoire d’un tout jeune homme qui l’aima follement autrefois et qui, pour la rencontrer et bien que très malade, affronta le froid et la pluie, et en mourut... Elle raconte cette bouleversante histoire à Gabriel, son mari, qui comprend alors qu’il n’a peut-être été qu’une ombre dans la vie de sa femme, qui n’a jamais aimé que ce jeune homme. Gabriel médite alors, en regardant la neige dans la nuit, sur notre condition mortelle et la caméra plane sur les paysages irlandais, puis laisse les flocons de neige finir, comme ils l’avaient commencé, le film.
Tout le charme gai, chaleureux de la soirée, très arrosée (on est en Irlande) en première partie, nous évite que les considérations finales de la fin ne plombent le film en « drame bergmanien ». On pense plutôt que c’est la vie même que ce mixte permanent de joie et de mélancolie, et l’on évoquera plutôt l’aigre-doux de Tchekhov, d'autant plus que, par son rapport à l'espace clos, ce film est assez théâtral... Le talent de Huston et l'humanisme de Joyce mis à part, The Dead doit énormément à ses musiques (de la harpe du début aux différents chants en passant par le piano) et au jeu contrasté de ses comédiens (Anjelica Huston, Donal McCann, etc.).