Le comique de Louis de Funès
L’ironie amère, dans le cas de Louis de Funès, c’est d’avoir été un immense comique jouant le plus souvent dans des films médiocres. Adulé par le grand public, et du coup ignoré ou méprisé par la critique, il n’est sorti de la méconnaissance où il était tenu que par des études ciblées émanant d’intellectuels ou d’artistes exigeants, qu’on ne pouvait en rien soupçonner de sympathie populiste (cf. Pour Louis de Funès de Valère Novarina). Les ressorts du comique chez de Funès sont puissants. On peut repérer : le ridicule du moi, l’emphase de la médiocrité, le langage enfantin de la grimace, les hyperboles de la gestuelle.
Le ridicule du moi.
Sauf cas pathologique où il est écrasé par la culpabilité, ou alors sagesse bouddhiste le relativisant, le moi est en général pétri de son importance. Tout gravite autour de lui et, spontanément, le monde se réduit à sa sphère. Wittgenstein : « le monde, c’est mon monde ». Le moi se vit comme un roi, et ne peut facilement admettre, appréhender son néant à venir et son infinie petitesse présente (cf. Le roi se meurt de Ionesco). Il se vit comme un roi mais n’est pas grand chose : ce décalage est riche, virtuellement, de comique.
Que des éléments extérieurs s’opposent à lui ou ralentissent son projet, qu’on l’ignore ou qu’on néglige juste son importance, c’est intolérable pour un moi qui n’a pas encore, par une suite de prises de conscience, mûri ses limites. Dès lors, la colère, l’impatience, l’exaspération du moi frustré se multiplient. Cette répétition est un autre facteur de comique.
Louis de Funès est petit de taille. Par cette caractéristique, il incarne et symbolise la petitesse du moi. Mais toutes ses réactions émanent d’un moi gonflé de son importance. Si son comique est très largement ressenti, c’est que nous nous reconnaissons confusément dans cette protestation, cette rage du moi impérial confronté à sa petitesse dans le monde.
L’emphase de la médiocrité
Par ailleurs, dans les rôles qu’il a endossés ou qu’il s’est choisis, le personnage joué par LdF a des intérêts et une avidité plutôt médiocres dans lesquels chacun de nous peut reconnaître peu ou prou une partie de sa personnalité. Mais l’on ne peut rendre la médiocrité comique si on ne la pare point d’une emphase. L’essayiste espagnol Ortega y Gasset avait dans La Révolte des masses déjà dessiné le personnage social du médiocre imbu de lui-même, par une fine description de ce qu’il appelait le señorito satisfait.
Par définition, la médiocrité exclut la grandeur. Dès lors parer sa médiocrité d’une attitude d’importance crée un comique de contraste. Jouant les rôles de petit chef (la série des Gendarmes par exemple), LdF enveloppe la médiocrité de sa mission, de son rôle, d’une importance ampoulée, dérisoire. Médiocre et pompeux : que de fois n’avons-nous pas subi ce personnage dans notre vie ? Nous nous vengeons, par le rire et à travers LdF, de ces personnages, que nous pouvons aussi incarner à certaines occasions… Mais, lorsque cette médiocrité s’accompagne d’une cupidité très marquée (du rôle de Jambier, négociant profiteur de guerre dans La Traversée de Paris à celui de Don Salluste, ministre des Finances dans La Folie des Grandeurs), elle caricature alors un trait de caractère spécifique (cf. Harpagon dans L’Avare), ou bien une tendance liée à notre système économique (la quête obsessionnelle du profit dans le capitalisme). Un dialoguiste avait mis dans la bouche de LdF cette phrase : « Les riches doivent être très riches et les pauvres très pauvres ». On y retrouvera, de façon outrée donc potentiellement comique (il reste à bien le jouer), ce que doivent penser maints nouveaux riches inconscients et égoïstes.
Le langage enfantin de la grimace
L’une des caractéristiques majeures du comique de LdF était d’être un comique grimacier, ce qui est rare, la mimique venant en général appuyer un gag, être un moyen comique parmi d’autres, mais non pas se constituer en fin pour elle-même. Il y a de véritables solos de grimaces chez LdF, certains s’inscrivant dans les moments-cultes de son cinéma.
Ces contorsions variées du visage que sont les grimaces participent, tout comme les gestes, de la communication non verbale. Manifestation immédiate d’une émotion, la grimace est très expressive. Sans doute est-ce pour cette raison, et pour l’économie de la parole qu’elle rend possible, que cette communication est très prisée par les enfants. La « bonne éducation » réprime la grimace pour favoriser le seul langage parlé. La grimace est également associée au monde animal (les singes), autre origine de sa répression.
La résurgence épanouie, créative de la grimace dans le comique de LdF correspond donc à une levée, transgressive et momentanée, de la censure. Jubilatoire également puisqu’elle permet, selon le schéma freudien, une économie de l’énergie investie dans le refoulement de ce mode d’expression.
Par ailleurs, tout comme les enfants, LdF fait des bruits divers avec sa bouche pour renforcer une expression non verbale déjà riche de tout son répertoire grimacier.
Passé un certain seuil de durée, d’intensité et de variété, l’explosion grimacière de LdF renvoie à la folie (crises maniaques), et c’est ainsi qu’il semble perçu, à certains moments, par les autres personnages dans certaines séquences.
Les hyperboles de la gestuelle
La gestuelle est un élément majeur du comique, et le burlesque du cinéma muet en a fait un art à part entière. Plusieurs styles, allant de l’ellipse à la façon de Buster Keaton à la frénésie chaplinesque, se retrouvent ensuite dans le cinéma parlant. LdF, lui, joue l’hyperbole, accentue les effets dans une dépense extrême de tout le corps, que Novarina a salué comme un emblème du prodigue don de soi physique de l’acteur.
Sautant, trépignant, gesticulant comme un enragé, LdF se livre à une sorte de danse de possession archaïque, dont le retour, anxiogène sans doute, est immédiatement soulagé par le contexte moderne où, incongrue, elle surgit. L’anxiété levée accompagne souvent d’un rire le soulagement occasionné. LdF est possédé en particulier par les démons de la colère. Il n’arrête pas de frapper, gifler, battre tous ceux qui freinent ses volontés. Ce qui nous renvoie au premier item (le ridicule du moi) puisque la colère est produite par la frustration, elle-même générée par les prétentions exorbitantes du moi en face d’un monde indifférent.
Le comique de Louis de Funès ne doit pas souffrir, pâtir des scénarios convenus, des innombrables films commerciaux dans lesquels il a joué, des dialogues plats qu’il a dû assumer. Heureusement, l’essentiel de son comique ne passe guère par les mots, mais par le corps : attitudes, grimaces et gestuelle auxquelles il a insufflé une force comique, une vis comica qui retrouve les origines archaïques et festives, donc marquées par l’excès, du comique (étymologie du mot : du grec « komikos » dérivé de « komos » désignant une fête dorienne). Pantomimes, grimaces et danse de possession en pleine modernité…