Problématique de la valeur-travail mise à nu par le dessin
Certains dessinateurs, notamment dans l'Art brut, semblent nous offrir une sorte de sacrifice de leur existence par le travail gigantesque que leur oeuvre exhibe et exige. Qu'il s'agisse de détails minutieux ajoutés à loisir, ou d'entreprises colossales, le travail est évident, incontestable. Mais on peut avoir cette impression également devant certains artistes asiatiques, comme par exemple le japonais Ito Jakuchu (1716-1800) qui représente des coqs, des fleurs, des plantes, etc. sur des rouleaux de soie à fond bistre. Cette méticulosité, cette patience infinie présentes ici suggèrent une négation de soi, à tout le moins une ascèse. On ne s’étonne pas alors que l’artiste ait été bouddhiste... On ajoutera certains artistes de l'âge d'or hollandais, etc. Quels que soient les exemples, le travail, visible, semble être une valeur en soi donnée à voir par l'artiste et appréciée par beaucoup de regardeurs. Appréciée notamment par les ouvriers, pour qui la valeur-travail est ce dans quoi ils ont vécu, notait Bourdieu dans son analyse sociologique des goûts artistiques.
Cependant, il y a ici une valorisation du travail visible, car on peut très bien imaginer que, pour obtenir une épure à ses yeux parfaite, un artiste ait multiplié puis jeté des esquisses, brouillons, constituant un énorme travail préparatoire, et par définition invisible au final. On peut aussi concevoir qu'un artiste ait beaucoup réfléchi, ait pris beaucoup de temps pour réfléchir, avant de faire quelque chose qui semble très simple (cf. la recherche d'un logo par exemple). De toutes façons, que nous dit le travail sur et dans l'art ?
Cette exhibition artisane du travail dans l'oeuvre rassure ceux pour qui l'évaluation des oeuvres doit reposer sur un étalon fiable. Le travail en serait un. En outre le travail est corrélé à l'amour : accorder tant de soins, de temps à un dessin prouverait qu'on aime vraiment le dessin... Il existe enfin une jouissance d'un autre ordre à "voir" sur le papier le sacrifice auquel le créateur a consenti, prenant sur sa vie familiale, ses loisirs, etc., pour réaliser son grand oeuvre. Enfin, si le créateur a payé de sa personne, l'oeuvre a forcément du prix.
Pourtant les mots de "tâcheron", "laborieux" suggèrent, par leurs conotations négatives, qu'on peut beaucoup travailler sans jamais être artiste, et produire des oeuvres qui sentent le travail mais n'exaltent nullement ceux qui les reçoivent. Les notions de "génie", d'"inspiration", ou simplement d'"intuition" viennent contrarier la promotion scolaire du travail comme critère de la qualité d'une oeuvre. Même si cela semble injuste, il y a des "trouvailles", des traits géniaux qui frappent d'un coup, avec bonheur, et valent beaucoup mieux que des travaux qui ont pris du temps et de l'énergie. On a caricaturé l'opposition entre le tâcheron et le génie, le premier terriblement jaloux du second, en faisant un film (Amadeus) sur la rivalité entre Salieri et Mozart, film d'où il ressort l'idée intéressante que le second avait gardé intacte sa part d'enfance ludique, quand le premier semble écrasé par les conventions artistiques, "adultes" en quelque sorte. On peut ici se reporter au livre de Sarah Kofman L'enfance de l'art qui est un essai sur l'esthétique freudienne.
On pourrait alors dire que le travail exhibé serait même la compensation devant faire oublier l'absence d'inventivité, de génie... Mais cette assertion sévère ne peut s'appliquer à l'Art brut, car ceux qui relèvent de cette catégorie ont souvent cette caractéristique de ne pas pouvoir se détacher de leurs oeuvres (par des travaux intermédiaires, extérieurs par exemple), parce qu'ils font corps avec elle. Dès lors, ils ne peuvent faire autrement qu'exhiber tout leur travail, car il n'y en a pas d'extérieur à l'oeuvre. Quant aux artistes qui procèdent du bouddhisme, la minutie obsessionnelle de leur rendu est à mettre en rapport avec l'ascèse recommandée (cf. "Polir la tuile" dans Esprit zen, esprit neuf de Shunryu Suzuki) dans le bouddhisme.
L'univers graphique est l'un de ceux où coexistent le bonheur du trait simple (de Picasso à Reiser) et la virtuosité du complexe (de Dürer à Jérôme Zonder). C'est ici que les hachures minutieuses peuvent plomber l'inventivité de la ligne, tout comme le travail en art peut empêcher la disponibilité à la trouvaille, l'esprit de jeu et la fantaisie.