L’idéal Naïf
Si l’on commence par remarquer puis inventorier ce qui lui fait défaut par rapport à la « grande peinture», nul doute que l’art naïf agace et repousse… Il pâtit le plus souvent d’un sérieux problème avec la perspective, la taille relative des éléments du tableau, les tons rompus et intermédiaires, les ombres et leur complexité, le mouvement, le volume, et ses thèmes manquent d’audace, ses personnages de profondeur psychologique. Son indifférence obstinée aux convulsions stylistiques de la peinture et de son histoire le fait prendre pour un art « demeuré » par tous ceux qui négligent en fait l’idéal qui le sous-tend, et ignorent la mise en place, la construction tout à fait historique de cet idéal. En effet n’oublions pas, aux origines, les hypothèses rousseauistes de « l’état naturel », valorisé, et comment cet idéal fut repris par le Romantisme (Stendhal qualifiant une telle naïveté de « sublime de la vie ordinaire »), puis prolongé en tant que mythe d’évasion pour le décadentisme, le symbolisme, et enfin comme il fut génialement concrétisé dans l’exaltation d’un primitivisme régénérateur, d’une autre culture loin de l’historicisme européen, notamment par la peinture de Gauguin. N’oublions pas plus ce parcours historique qu’une date de naissance officielle de la peinture naïve : l’exposition en 1886, au Salon des Indépendants, des œuvres édéniques, minutieuses, oniriques d’Henri Rousseau, douanier de son état. Si l’on ne perd pas de vue l’histoire de l’art naïf et son idéal premier, alors son amour du détail, son idylle avec la nature, sa quiétude illuminée, son mysticisme surréalisant, son esthétique du merveilleux trouveront toute leur place et leur prix. Autodidactes ou néoprimitifs de conviction, peintres « instinctifs » ou soumis humblement à la richesse analytique de la réalité, les peintres naïfs surgirent en grand nombre d’Europe, d’Amérique. Ils ne furent pas bien accueillis, souvent confondus avec les "peintres du dimanche"... Heureusement, il y eut des critiques, des collectionneurs comme Wilhelm Uhde, Maximilien Gauthier, Anatole Jakovsky pour défendre ce type de peinture. Également (ce qui fut peut-être décisif) des grandes figures de l'art comme André Breton, Picasso pour comprendre ce qu’apportait de potentiellement subversif à la peinture cet art curieux et à contre-courant de maints canons esthétiques.
Mais, dans une bonne part du public, demeure une réticence à l'égard de cette peinture naïve (elle est moindre à l'égard de l'art brut, sans doute parce qu'il règne toujours une crainte mêlée de considération à l'égard de la folie, laquelle touche plus les "irréguliers de l'art" que les peintres naïfs) qui est très souvent le fait d'amateurs ou de gens dont le métier est tout autre. Et c'est vrai qu'il faut peu de choses (par exemple une conviction passionnée) pour qu'une oeuvre transcende l'amateurisme vers le sublime... Il reste quelque chose de magique dans cette bascule, cette ligne de crête par où une poésie folle, hallucinée, parfois mystique de la peinture naïve transparaît, se dissociant d’un seul coup, par un autre monde édénique entrevu, des niaises, médiocres, laborieuses et industrielles croûtes des peintres du dimanche…