Le thème de la famille au théâtre comme révélateur social
On aurait tort au théâtre de percevoir le thème de la famille, apparemment pris entre la problématique oedipienne et les conflits interpersonnels, uniquement comme un vecteur d’étude psychologique, avec les échos émotionnels sur le spectateur que l’on peut imaginer. Certes, la tradition théâtrale regorge d’histoires d’inceste, de parricide qui ont ensanglanté la tragédie grecque (Eschyle, Sophocle), la tragédie élizabéthaine (Shakespeare, Marlowe) ou classique (Racine, Corneille). Mais déjà ces terribles histoires de famille ouvraient largement à une dimension mythique ou politique. Comment par exemple dissocier d’enjeux de pouvoir la relation passionnelle entre Agrippine et Néron dans le Britannicus de Racine ? On trouve également une opposition entre droit du sang et droit de la loi derrière cette thématique des frères ennemis… Dans les violentes histoires familiales d’Eschyle, il convient de percevoir une façon d’interroger le rapport polémique entre les hommes et les dieux.
Ainsi les relations familiales à proprement parler importaient moins en elles-mêmes au théâtre que comme figures privilégiées des relations instituées de pouvoir, ou bien comme révélateurs du lien des protagonistes avec un ordre transcendant.
Certes le drame bourgeois au XVIIIème siècle s’individualise et semble clore la famille sur elle-même. Mais l’espace social y reste le décor obligé d’un rêve de bonheur collectif.
Dans les pièces « familiales » de Feydeau (par exemple On purge bébé), la sexualité frustrée par l’ordre bourgeois, les valeurs de pacotille, la parade sociale sont concentrées dans la sphère de la famille, mais dessinent l’éthos de toute une société.
Plus tard, chez Ibsen, les histoires familiales ressemblent beaucoup à des réductions de l’histoire nationale, chaque protagoniste se faisant plus ou moins l’incarnation d’un idéal, d’une valeur, dans des conflits bien plus philosophiques en fait que psychologiques.
Dores et déjà, la famille étant une réalité socioculturelle, son évocation fait transparaître la réalité culturelle en question. Si la famille est bien au cœur du théâtre d’Eduardo de Filippo, nichée dans la culture napolitaine, elle est sans doute moins porteuse d’universalité par les types humains qui s’y trouvent campés que révélatrice des modèles sociaux et archétypes (la "mamma") que l’Italie a pu créer.
Notons que, dans la littérature, les sagas familiales de Faulkner, Mann, Broch, Galsworthy, etc. sont surtout des romans historiques, tels que le monde bourgeois - qui pense l’histoire surtout comme succession de générations et place de l’individu dans le cercle familial - peut les susciter.
Dans Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, cette famille juive américaine middle-class que l’on observe ici à la loupe s’avère moins un témoignage plus ou moins autobiographique qu’un angle stratégique pour dénoncer l’implacable dureté du capitalisme (conditions de travail, peur du chômage, etc.).
Quant à l’émouvante trilogie familiale d’Arnold Wesker, elle témoigne des idéaux socialistes de son auteur plus que d’une quelconque étude psychologique ou psychanalytique.
Chez beaucoup d’auteurs de théâtre, le thème familial garde une fonction d’observatoire microsociologique privilégié de la macro-société : chez Tilly, dans Minuit chrétien par exemple, la dénonciation de l’hypocrisie et de l’avidité petite-bourgeoises l’emporte sur une élucidation des liens familiaux. Dans La Maladie de la Famille M. de l’italien Fausto Paravidino, il est surtout question de cette « zone », de ce périurbain, porteurs d’ennui, d’espérances brisées et de mort.
S’il est vrai que les familles réelles fonctionnent à première vue comme un théâtre privé où chacun joue peu ou prou son rôle, où des scénarios plus ou moins névrotiques se mettent en place, il suffit en revanche de faire jouer le thème de la famille au théâtre pour que la distanciation qui s’opère nécessairement, par l'objectivation, la mise en perspective, fasse émerger des problèmes économiques, sociaux et culturels.
En fait ce sont les séries télévisées à thème familial qui finalement referment le plus la famille sur un psychologique pur, devenant anecdotique, en la coupant de perspectives extérieures (travail, contraintes sociales, économiques) pour ne pas risquer le moindre regard critique. Du coup, c’est l’idéologique et/ou le stéréotype qui l’emportent, ce « petit théâtre télévisé » devenant le vecteur d’une normalisation insidieuse.