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Théâtre critique

Critique du capitalisme au théâtre : exemples et généralisation à l'"art engagé".

La dénonciation du capitalisme au théâtre ne s’arrête pas, bien entendu, à l’œuvre immense de Brecht… Certains auteurs se sont penchés ensuite plus particulièrement sur la dimension foncièrement guerrière, meurtrière du système, d’autres sur son avidité vulgaire, d’autres enfin sur les conditions dégradantes de travail qu’il impose à ceux qu’il exploite. Par ailleurs, une tonalité épique ou une facture réaliste ou encore une mise en scène mimétique peuvent être adoptées pour remuer le spectateur tout en dessillant son regard. En prenant des exemples très différents de la critique du capitalisme au théâtre, on aborde le thème, mais aussi les différences de forme. Ce qui fédère ces propositions, c’est que le capitalisme, comme mode de production, organisation socio-économique - quoiqu’il prétende bien entendu le contraire et se veuille le « système naturel » par excellence - ne va nullement de soi. Et le théâtre, par sa redoutable capacité à concentrer sur une scène ce qui est dilué dans le réel, peut exhiber ce que le discours idéologique masque soigneusement.

L’asepsie froide des chiffres financiers, des indices boursiers dissimule le conflit et la violence psychologiques sous l’économique. Le théâtre peut alors éclairer d’une lumière crue ce qui se passe dans les coulisses. Ainsi, c’est l’envers terrible d’un univers boursier, guerrier, largement masculin que la pièce d’Edward Bond Dans la compagnie des hommes exhibe, en racontant l’histoire, au final sanglante, d’une OPA sur un groupe industriel d’armement. L’intrigue reste complexe pour être au plus près des mécanismes économiques réels. La puissance de la pièce vient de ce qu’elle intrique réalités économiques et mythes œdipiens, réalisme des situations et envolées shakespeariennes. On est frappé par ce monde sans merci, ce « pathos » de la trahison, digne du grand théâtre élizabéthain, et par une parole cinglante et fougueuse qui donne quelque ampleur mythique à la prédation économique. Le microcosme agressif de l’entreprise pointe les brutales compétitions du macrocosme économique : « de nos jours, parce que nous vivons de façon injuste, le monde entier est en train de pourrir ».

Eward Bond accomode la tragédie grecque, le théâtre élizabéthain, le théâtre épique à son théâtre critique. Il met en évidence, jusqu’au recours à l’horreur, le mal constitutif du système capitaliste, foncièrement guerrier. Les crimes ne sont pas loin, les désastres à venir.

La pièce de Jerry Sterner, L’Avaleur (Other People’s Money) entre - mais avec plus de précision encore, un cynisme désespéré, et une interprétation cannibalistique de la guerre économique - dans ce mécanisme de l’OPA, mais sans l’attacher aux thèmes oedipiens.

Glenngarry Glen Ross de l’américain David Mamet, créée à Londres en 1983, est une pièce critique par son réalisme quasi-documentaire. On pourrait la rapprocher, mutatis mutandis, du film plus ancien (1969) Salesman (Albert et David Maysles, Charlotte Mitchell Zwerin).

Le quotidien d’une agence immobilière à Chicago, l’impitoyable compétition entre ses employés, l’obsession hargneuse du gain allant jusqu’au délit : tous ces thèmes, éléments narratifs donnent à l’auteur l’occasion de travailler également sur la brutalité, la grossièreté méprisante du langage commercial ordinaire, témoignant d’une idéologie cynique. Mamet sait en général exploiter les ressorts de la parole ordinaire, sa rhétorique, sa thématique, pour signifier la sorte de « désublimation » dans laquelle le capitalisme américain plonge les individus. Une certaine violence utilitariste, vulgaire se niche dans le langage. La tragédie contemporaine se déploie autant dans le politique - ce qui n’est pas nouveau - que dans l’économique. Par cette logique du rendement et du profit maximum, l’acte de vente se dépouille des charmes de l’échange (autre sens du mot « commerce ») pour se réduire à une persuasion immorale. D’un côté le client naïf qu’on roule, de l’autre le collègue qu’on doit battre. Et pas la moindre considération pour l’âge du rival (les jeunes « mangent » les vieux), pour sa situation, parce qu’ « on est là pour vendre ! », comme c’est brutalement asséné.

Déjà, la pièce American Buffalo (1975) avait abordé les pratiques commerciales malhonnêtes, tandis que Speed-the-Plow (1987), même sous l’angle de la comédie, exhibait la cupidité des scénaristes de Hollywood. Avidité et vulgarité, violence : Mamet critique le système par ses effets corrosif sur l’individu, que le théâtre sait admirablement mettre en scène par le biais des dialogues et des rivalités entre les personnes.

En 2013, le collectif d’acteurs Carte Blanche a rencontré Cyril Teste et MxM, et créé Nobody à partir de plusieurs pièces de l’Allemand Falk Richter. Ici le jeu groupé des comédiens travaillant en collectif s’avère essentiel, car ce qui nous est donné à voir, c’est un lieu de travail d’aujourd’hui : un cabinet de consultants où des hommes en costume, des femmes en tailleur s’activent dans ce vase clos comme des insectes ou des robots. En ces lieux suffocants règne le néomanagement contemporain de la surproductivité… Afin d’obtenir une rentabilité maximale, la compression de la masse salariale, l’ « undersizing » du personnel s’accompagnent d’un surtravail pour ceux qui ont le « privilège » de n’avoir pas (encore) été licenciés. Ce surtravail passe notamment par d’innombrables réunions où chacun se contrôle, des évaluations constantes des uns par les autres, de l’événementiel pseudo-festif, des séances de brainstorming, des tests inquisiteurs chez le psychologue d’entreprise, bref par un harcèlement multiforme et permanent, dont les effets dévastateurs sont apparus, on s’en souvient encore, lors de la vague de suicides (35 salariés tout de même !) à France Telecom en 2008 et 2009.

Grâce à cette mise en scène où l’effet chorégraphique de groupe est saisissant, et où l’usage interactif de la vidéo (« performance filmique ») permet d’observer en même temps ces êtres aliénés, déshumanisés sur un écran et dans leur bocal, le spectateur découvre, effaré, cette jonction mortifère entre une rationalisation sans limite des tâches et le déploiement d’une névrose obsessionnelle collective, laissant la part belle au micro-sadisme. Enfer glauque, carcéral, décoré du néon rose et clignotant de la « pensée positive »… Dans ces lieux de travail, de surexploitation où toute spontanéité, toute joie sont parties à jamais, chacun n’est plus qu’un Nobody interchangeable, voué soit à être un jour licencié, soit à prendre la forme définitive d’un rouage. Il ne faut pas chercher loin dans la réalité actuelle pour trouver pareilles entreprises !

 

Frédéric Lordon fait précéder sa pièce D'un retournement l'autre d'un préambule dans lequel on peut lire ceci : "L'Art (...) peut aussi avoir envie de dire quelque chose. Sans doute cette forme de l'art a-t-elle largement perdu les faveurs dont elle a pu jouir dans la deuxième moitié du XXème siècle, au point que l'"art engagé" soit presque devenu en soi une étiquette risible, dont on ne voit plus que les intentions lourdement signifiantes, les propos trop délibérés et le magistère pénible. On peut bien avoir tous les griefs du monde pour l'art-qui-veut-dire, le problème n'en reste pas moins entier du "côté opposé" : car en face de l'art qui dit, il y a les choses en attente d'être dites. Or, elles ont impérieusement besoin d'affection et, l'"art politique" refluant, les choses à dire menacent de rester en plan - ou bien de vivoter dans la vitalité diminuée, dans la débilité, de la pure analyse. Si elles ont besoin d'affections qui va les leur donner ? Et elles en ont besoin pour devenir puissantes, c'est-à-dire dotées d'un pouvoir d'affecter, condition pour entrer vraiment dans les têtes, c'est-à-dire en fait dans les corps, et (...) peut-être à la fin prendre la rue".

La pièce est une fine analyse de la crise des subprimes de 2008, des aberrations du capitalisme financier, présentée sous forme de satire en quatre actes et en alexandrins. Elle enseigne en divertissant mais, par son langage précieux, elle ne va éventuellement impacter, affecter qu'un public minoritaire et au bagage culturel conséquent, et non pas la masse de ceux qui seraient susceptibles de descendre dans la rue.

Mais, au-delà de cette difficulté, le texte de Lordon pose de vrais problèmes concernant l'art engagé. Les critiques qui sont faites à l'art engagé sont de plusieurs ordres :

1) Si l'essentiel est de faire passer un message (partisan, militant ou une analyse), pourquoi le faire passer par la sphère esthétique ? Pour son efficacité ?... Mais le "Manifeste du parti communiste" n'est pas une oeuvre d'art, il a pourtant mobilisé les foules. Un tract ne reste-t-il pas le meilleur message politique ?... Si la forme choisie ne vise qu'à agir le plus possible sur le récepteur, en quoi l'art engagé se différencie-t-il de la propagande ? Risques de manichéisme, caricature, etc. La fonction "conative" du langage prend alors le pas sur la fonction "poétique" et/ou "expressive" associées à l'art.

2) L'art-qui-veut-dire, politique, ne risque-t-il pas d'être ennuyeux, en ce qu'une fois qu'on a compris, assez vite en général, le message, ce qui suit semble répétitif ? Ce risque d'ennuyer le spectateur, Brecht, Lordon l'ont bien mesuré, qui scandent l'un de "songs" l'action, l'autre d'effets de manche et de gags. La forme devient alors divertissement.

3) Les choses qui sont en attente d'être dites et ont besoin d'affections, pour reprendre les propos de Lordon, ont-elles vraiment besoin de passer par le théâtre, l'art ? L'éloquence ne suffit-elle pas ? Un Cicéron, un Hugo, un Jaurès défendant telle ou telle cause l'ont utilisée, comme tous les grands avocats d'ailleurs, et les choses qui étaient en attente d'être dites sont ainsi entrées dans les têtes, dans les corps, toujours pour reprendre l'argument de Lordon.

À ces critiques, conséquentes, on répondra ceci :

1) On peut trouver, mais ce n'est pas facile, une forme, un style qui s'adapte vraiment à un contenu politique, et non pas de façon artificielle, factice. L'essentiel du travail est là... Par exemple la forme épique chez Brecht. Elle hausse le théâtre militant au niveau lyrique, tragique de l'Histoire en marche.

2) Le théâtre est déjà un lieu d'observation en soi, il a une dimension de laboratoire, de loupe sociale, c'est un "moyen efficace d'exprimer par l'humour les dysfonctionnements et les travers de la société" , disait déjà Beaumarchais.

3) Le message politique peut, évitant le didactisme ennuyeux, passer par le symbole, la métaphore et surtout la parabole qui s'adressent à l'imaginaire.

 

En réalité, "...les intentions lourdement signifiantes, les propos trop délibérés et le magistère pénible", dont parle Lordon, concernent tout art, quel qu'il soit, de mauvaise qualité, plombé de lourdeur démonstrative.

Le véritable problème de l'art engagé, c'est celui de l'intention consciente. En fait, l'artiste ne sait pas totalement ce qu'il dit et ne contrôle pas tout : un inconscient psychologique, social s'expriment à son insu. Les interprétation sont ouvertes, il y a plusieurs niveaux de sens, l'art véritable reste polysémique, énigmatique.

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