2/2/21
Il a lu un tas de livres, il a vu plein d’expositions, de films et de pièces de théâtre, mais on a l’impression qu’il n’a rien tiré de tout ça. C’est une distraction de qualité, rien de plus… Car on est toujours confronté au même problème que l’on pourrait d’une citation résumer. Elle est de Maurice Blanchot, et bien connue : « La réponse est le malheur de la question ».
La plupart des œuvres d’art ressemblent à des réponses temporaires à un questionnement infini. Quand on va vers elles sans aucune question préalable, pour passer agréablement le temps, elles se contentent de glisser sur nous comme de belles étrangères. Mais si l’on tente de comprendre un tant soit peu l’interrogation, la recherche, l’investigation sous-jacentes à l’œuvre, on sera forcément enrichi par cet aiguillon que l’on ne soupçonnait pas, par cette attention questionnante qui nous était étrangère. Et là on commencera à sentir pousser sur notre tête une nouvelle petite antenne… La démarche de l’artiste, attention hétérodoxe, dissidente, nous enrichit à la limite plus que son œuvre, juste une réponse.
4/2/21
Les figures du désir… Comme des agencements compacts réalisés avec une sorte de Lego mental. Mais il est toujours possible de les défaire, retrouver les pièces initiales, autrement les combiner. Mais enfin, il faut y aller prudemment : qui aime être morcelé ?
6/2/21
Pourquoi pense-t-on fréquemment à la mort ?
Parce qu’on aime beaucoup la vie, on la sent fragile, on est hanté par sa disparition,
ou bien parce qu’en permanente quête de sens, on n’en trouve décidément pas à la mort,
ou parce qu’on est en train de gâcher sa vie, alors c’est un aiguillon de rappel,
ou parce que l’être le plus digne d’être aimé sur terre, soi, ne peut pas disparaître,
ou parce que très secrètement on y aspire comme à un grand, un profond sommeil,
ou parce qu’en face de l’immense, de l’éternelle injustice, on y voit la grande Égalisatrice,
ou parce qu’on n’arrive pas à croire qu’il n’y a aucun moyen d’y échapper,
ou enfin parce que cette pensée sert d’écran noir à d’inavouables constats…
8/2/21
Capitalisme analphabète mais conquérant…
Du symbolique, à tel point ils n’en ont rien à foutre, c’est abyssal ! Bilan comptable : débit/crédit. C’est tout. Le pragmatisme mis à toutes les sauces… Ils ne savent même plus ce que ça veut dire ! Lire, comprendre, s’attarder : impensable… Ce qui rapidement sert à, c’est la valeur suprême. L’argent restera par conséquent le serviteur universel le plus prompt et utile… Oui, mais derrière toute cette médiocrité, il y a un esprit conquérant. Conquête de l’espace (surtout de nouveaux marchés) et conquête du temps (rapidité pour battre les autres). Un esprit conquérant et compétiteur, sans doute, mais peu subtil.
Voilà pourquoi les artistes qui fabriquent des machins idiots mais gigantesques sont bien dans l’esprit du capitalisme et appréciés.
10/2/21
« L’oisiveté est la mère de la philosophie », écrivait Thomas Hobbes.
Celles et ceux qui sont toujours affairés n’ont pas de distance, réflexive et/ou critique, à l’égard du monde. Il en faut bien sûr pour philosopher.
12/2/21
Beaucoup de créateurs soignent le sujet, le thème, le contenu et l’arrangent de manière à ce que la forme exalte au mieux ce contenu. C’est de l’art au sens de « savoir-faire ».
Mais, pour une minorité d’artistes, peut-être les plus grands, le véritable contenu est… la forme. Pour éviter de tomber dans le formalisme ou un maniérisme quelconque, ils se servent du sujet, du contenu comme d’un écran servant à dissimuler un subtil travail sur la composition, le rythme, des jeux avec les signifiants, etc. Si bien que ces artistes se sentent obligés d’accorder presque autant d’importance au contenu qu’à la forme, en sachant bien que la forme agira d’autant mieux sur le récepteur qu’elle restera furtive, clandestine.
14/2/21
- Vous avez très bien compris le fonctionnement de l’humour, ses figures et sa logique, mais vous n’êtes pas drôle du tout…
- Parfaitement, car je n’ai pas envie d’être drôle.
- Ah bon… Pourquoi ? Vous auriez les moyens de l’être pourtant !
- Oui, mais l’humour implique une attitude existentielle de maîtrise, distanciation, décalage, voire de jeu avec la folie. Ce n’est pas mon rapport au monde.
- Et pourtant vous vous êtes beaucoup intéressé à l’humour ?
- On peut admirer ce qu’on n’est pas…
16/2/21
Il y a quelque chose en particulier qu’on a du mal à faire comprendre aux esprits béotiens, c’est que l’art n’est pas une opinion.
18/2/21
Son existence délicate d’homme de goût, il la payait cher par un sentiment habituel de dégoût pour l’ordinaire.
20/2/21
C’était un milieu ravagé par l’alcool. Il y avait là d’incontestables talents, mais comme blessés par une tragédie précoce et dissimulée. D’autres, simplement inadaptés à leur banale fonction, s’en désespéraient. Le vin pour eux était un oubli dans lequel on s’ébat joyeusement. Certains, en un soir d’emphase théâtrale et arrosée, revêtaient un autre destin. Sous l’emprise de l’alcool, l’un devenait un Don Quichotte fanfaron, l’autre un Saint-François d’Assise dégoulinant, et tous se sentaient pousser les ailes du génie car leurs paroles incertaines et pesantes semblaient d’un coup extraordinaires à leurs oreilles. Les distances sociales s’estompaient, le moment présent s’étirait comme de la guimauve, ils vivaient quelque chose d’extraordinaire sans comprendre pourquoi. Et ils se retrouvaient ainsi dans les douches communes éthyliques qui les aspergeaient d’un idéalisme frelaté.
22/2/21
Que la vie n’ait pas de sens laisse à chacun la possibilité de lui en donner un, c’est vrai, mais cette absence de signification finit tôt ou tard par revenir et s’imposer.
L’absurdité de l’existence est comparable à une page blanche où chacun pourrait faire son croquis, son dessin, mais où le blanc remonte peu à peu et efface tout.
Pour le croyant ce problème n’existe pas, d’emblée la feuille de la vie est marquée au sceau de la Parole divine. Lourdes les Tables de la Loi, mais on s’est débarrassé de l’absurde.
24/2/21
C’était le printemps avant la date prévue, comme un cadeau d’anniversaire envoyé trop tôt de l’autre côté du monde. Les gens était tous sortis dans la rue, interloqués et ravis. Tout ce train de grises journées hivernales était tombé dans le précipice, on n’en parlerait plus. Et les jours avaient suffisamment rallongé pour épaissir l’illusion. Un verre à la main, les jeunes piaillaient en se racontant d’interminables histoires avec le même entrain que les oiseaux dans les arbres. Les vieux assis sur des bancs exprimaient leur excitation en faisant tournoyer leur canne. Le monde était pimpant, nettoyé de ses malheurs confinés.
26/2/21
La publicité, la propagande, la « communication » et leurs effets doivent nous avertir. Et il vaut mieux être très vigilant avec les discours de tout pouvoir que pas assez. Les langages recèlent d’impressionnantes capacités manipulatrices. Alors ne dites pas : c’était valable hier, ailleurs. Non, tant qu’il y aura des individus qui veulent vous faire agir dans un sens que vous n’auriez peut-être pas choisi, votre défiance est toujours d’actualité.
28/2/21
Voir nos situations comme des tubes qui nous préexistent, et dans lesquels nous avançons avec le sentiment trompeur d’être libres.
Quand nous arrivons à la fin d’un tube, nous passons à un autre, et ce jusqu’à la mort. Le tube de l’adolescence et des études, celui de l’âge mûr, de la profession et de la vie conjugale, le tube de la retraite… L’époque, la culture, les moyens dont on dispose et la classe d’appartenance déterminent toutes ces situations segmentées. Bien entendu nous pouvons avancer dans ces tubes en sautillant ou accablés, distraits ou attentifs à ce qui s’y trouve, mais globalement les marges de liberté sont plus limitées que notre candeur nous le fait croire.
Si nous voyons les choses ainsi, un sentiment d’absurde peut nous accabler, nous décourager. Dans le drame d’Ingmar Bergman Après la répétition, un directeur de théâtre décrit précisément, à une actrice plus jeune et amoureuse de lui, tout ce qui se passerait s’ils avaient une relation tous les deux. Il décrit si bien ce « tube » que ça le décourage de s’y engager, d’amorcer la relation, alors qu’il est également amoureux de cette actrice.
La plupart d’entre nous répugneraient à cette ironique distanciation, et d’ailleurs en sont incapables. Notre science et notre imagination sont parfois pesantes, mais le romancier, le scénariste, le dramaturge trouvent utile de voir les choses ainsi.