1/7/20
Imaginons une démocratie véritable, et non une ploutocratie ou une technocratie se donnant les apparences de la démocratie, imaginons une pratique de l'autogestion et une responsabilisation maximum des citoyens dans leur cité... Est-ce qu'alors les thèmes dominants de l'art - par exemple de la littérature et du cinéma - ne seraient pas différents des nôtres actuellement ? Et par exemple la sphère du privé (qu'il s'agisse du couple, de la famille) y occuperait sans doute moins de place, tandis que la "liberté" totale de l'artiste allant jusqu'à la facticité, la frivolité (licence qui prévaut de nos jours) ne serait peut-être pas ressentie comme la valeur absolue.
Frustrés de l'"acte-pouvoir" sur leur condition, leur environnement social, les hommes d'aujourd'hui ont tendance à se réfugier dans le monde consolateur du divertissement (de l'exotisme à l'érotisme) et dans une imagerie trompeuse de la liberté. Et l'esthétique de notre temps, encore aliéné, porte les marques de cette situation.
3/7/20
"Mais que foutait Dieu, avant la création ?", s'interroge, avec son humour métaphysique, Beckett.
Il s'ennuyait, déprimait, suggère-t-il. Comment n'avait-Il point songé plus tôt que le meilleur remède à ce marasme infini, éternel, restait de créer le cosmos, puis la nature et ses innombrables éléments, et enfin l'homme, l'être le plus préoccupant qui soit ?
Et que foutait Beckett avant l'écriture de son théâtre, de ses romans et de ses poésies ?
Il n'allait pas bien du tout !
5/7/20
La question pathétique de Bérenger 1er dans Le roi se meurt de Ionesco, c'est : ne puis-je emporter quelque chose, la moindre chose dans la mort ? La réponse brutale, définitive, est NON.
Dès lors, puisqu'il nous faut tout laisser, le choix de ce que nous souhaitons laisser de plus important, significatif, le choix de notre héritage, matériel et spirituel, devient la principale question : que puis-je donner, offrir aux survivants et à la postérité ?
Cependant, la plupart d'entre nous n'ont pas réfléchi à leur fin. Ils continuent à accumuler des choses, à chercher l'objet précieux à emporter, alors qu'ils devraient réfléchir à leur héritage, au sens et à la valeur de leur legs. Par une fiction, la pièce d'Eugène Ionesco reprend la formule selon laquelle philosopher, c'est apprendre à mourir.
7/7/20
Le dévorer, l'absorber pour ne plus l'avoir sous les yeux qui nous nargue et fait défaut, et ainsi incorporer toute sa puissance. Origine probable du cannibalisme et, dans sa forme hautement sublimée, symbolisée, de ce qu'on appelle l'"introjection"...
9/7/20
La distraction, le divertissement, ce n’est pas l’art...
On peut toujours se divertir avec de l’art bien entendu, oui, tout comme on peut gaspiller des parfums subtils rien que pour chasser de mauvaises odeurs. C’est du gâchis.
Celle, celui qui se distrait fuit quelque chose. Il « tire en divers sens », c’est l’étymologie. Dès 1549, le verbe signifie « se détourner de quelque chose de pénible »... On a tous envie de se détourner de réalités pénibles mais, quand elles sont extérieures, elles peuvent cacher un bien : un examen pénible peut éviter une grave maladie par exemple. Quand ces réalités pénibles recouvrent quelque chose d’intérieur, il est normal qu’on ne veuille pas s’attarder sur la pensée de la mort, de la vieillesse, de la maladie possible. Il est normal qu’on n’ait pas envie de considérer la violence, la bêtise, la cruauté, l’égoïsme humains… Il est normal qu’on veuille se détourner de nos vices, défauts et faiblesses.
Cependant ce n’est jamais par ces conduites d’évitement que l’on se renforce. De la même façon que l’art le plus puissant se nourrit du négatif pour lui donner une forme acceptable, voire fascinante. Et pas seulement l’art tragique ou pathétique. La noirceur est présente dans maintes œuvres d’art comme un élement de contraste, de soulignement.
Un art qui ne vise qu’à la distraction ou au divertissement amuse un court moment et s’oublie, et il peut s’égarer dans le kitsch. Un art plein marque, donne de nouvelles forces, sauf si l’on va vers lui avec le seul souci de se distraire, auquel cas on en perd toute la substance.
11/7/20
"La vérité arrive toujours la dernière, et fort tard, parce qu'elle a pour guide un boiteux, qui est le temps", écrivait Baltasar Gracian.
Ce n'est qu'aujourd'hui qu'il comprend ça, il a fallu attendre aujourd'hui pour comprendre ça... Auparavant le préjugé, le mensonge ou l'illusion se présentaient tout de suite à son esprit et il s'en contentait. Avait-il besoin d'autre chose ? Mais aujourd'hui, soit que sa plus grande acceptation du monde l'ait aguerri, soit que toutes les illusions aient fini par se dissiper avec le temps, la vérité a fini par s'imposer. Il n'en est pas mort.
13/7/20
Ce n'est pas parce que c'est bien, juste et même beau que cela s'imposera, mon pauvre et cher ami ! Ou bien il faudra être très patient... Cela s'imposera bien plus vite si c'est puissant, et en tous cas plus fort que l'adversaire qui maintiendra, lui, en dépit du bon sens et de toute morale, ce qui sert ses intérêts.
La grande erreur de l'idéaliste a toujours été de croire que des propositions intelligentes, éthiques, harmonieuses allaient évidemment s'imposer d'elles-mêmes. Sa grande douleur est de constater que non ! Mais, à l'origine de cette erreur permanente de l'idéaliste, on trouve cette répulsion secrète, honorable, à se salir dans les rapports de force, et il préfère ainsi perdre et garder son intégrité.
Péguy disait par exemple : "Kant a les mains pures, mais il n'a pas de mains".
15/7/20
Une esthétique pour la décroissance : un art pauvre (il y a eu déjà arte povera), ou minimaliste, ou de la miniature, ou elliptique, etc. Quel que soit le contenu, il véhiculerait en somme la même idée, à savoir qu'on peut faire mieux avec moins.
17/7/20
Vous avez tout fait pour vous divertir, passer le temps, tuer le temps, et voilà, c’est gagné, le temps est mort, et vous voilà à l’orée de votre vieillesse, à essayer maintenant de recoller patiemment ces miettes de temps brisé…
19/7/20
Les animaux, êtres impénétrables et aux aguets permanents, nous reposent de l’humain, absent, distrait le plus souvent et que traverse sans cesse le flux des signes.
21/7/20
L’immense tintamarre de l’agora… Clameurs de groupes, cris individuels, duo de roucoulades ou sanglots, tamtam médiatique et bavardages officiels. Le désaccord permanent, les malentendus et l’invective. Il n’y a que des points de vue et de l’impatience ! Et ça n’arrête jamais. Pas de vacances !
Tu as quitté l’arène, cultives ton jardin et n’entends désormais que l’eau qui du bout de l’arrosoir coule sur les plantes… Qu’est-ce qui t’empêche, puisque tu le peux, de renoncer pour toujours à la fureur, au tapage et à la confusion des affaires humaines ?
Enfant, dans ta chambre, qu’est-ce qui te poussait à venir te mêler des discussions familiales ? Adolescent, pourquoi étais-tu excité par les joutes verbales entre copains ? Et plus tard par les vives discussions entre collègues ?
Être reconnu ? Participer à ton temps ? Te frotter à l’humain ?...
23/7/20
Il a vécu dans l’imaginaire et le réel, en lui et au-dehors, dans le mensonge et la vérité, et tout ça, en même temps…
Mais où donc a-t-il vécu ?
Il a vécu dans l’art.
25/7/20
Elle avait eu jadis le malheur de glisser une photo d'elle à vingt ans sous le miroir... Pendant une quarantaine d'années, cette photo n'avait pas plus bougé que le miroir, mais elle s'était un peu racornie, ambrée. Cependant la jeunesse triomphante, le radieux sourire et la peau ferme restaient bien là, enfermés dans ce petit rectangle.
Maintenant, quand elle comparait le visage qui se reflétait dans le miroir et ce cliché de l'éternelle jeunesse, elle mesurait le lent et terrible travail du vieillissement : les cheveux blanchissent, les rides se creusent, les joues se relâchent et le cou se plisse. La peau s'est desséchée et a perdu son épaisseur, son élasticité.
Il n'y avait que les yeux, toujours luisants, les yeux où brillait la même envie de vivre que sur la photographie. Elle aimait son regard franc et jovial. Il la fixait depuis la photo, et elle le retrouvait dans son miroir.
"J'ai vieilli", se disait-elle, "mais je peux toujours dessiner pour les enfants et nul ne sait mon âge en voyant les livres "Jeunesse" que j'ai illustrés et illustre encore... J'ai vieilli, mais mon petit monde aquarellé n'a pas pris une ride... C'est ainsi que nous mettons dans nos oeuvres moins qui nous sommes que la photographie éternelle de notre jeunesse et de nos idéaux".
27/7/20
Tu trouves une si douce jouissance à exercer ton art que tu ne demandes en vérité pas grand chose d'autre. Un peu de pain, de vin, un peu d'amour et quelques amis pour plaisanter.
29/7/20
La matière, une exception par rapport au Vide... La vie, un accident de la matière... L'homme, un accident de la vie... Et le génie, un accident de l'humain !
31/7/20
La tradition a imaginé l'Enfer brûlant, pas glacé.
On peut réagir au froid, en se contractant ou s'agitant. Contre la chaleur on ne peut rien faire...