1/5/18
C'était une belle lumière de printemps, un riche et bel habit de lumière jeté de là-haut sur les arbres et le sol.
Seulement voilà, ici et là, résistants et honteux, s'accrochaient des lambeaux d'ombre...
3/5/18
Le décor des grands magasins d'électroménager : des appareils brillants rangés sur des rayons, des allées de réfrigérateurs, un fond bleu pâle, duquel une vague musique semble émaner. Éclairage plane évitant les ombres, sol luisant effaçant les bruits de pas. Pas d'autres décorations que de plates publicités.
Des femmes, des hommes travaillent toute la journée dans ce décor, cette ambiance. Ils errent au milieu des appareils, dans l'attente de rares clients. Leur poste de travail est réduit à presque rien, il ne leur appartient même pas d'ailleurs. À ces vendeurs, il ne reste que le discours qui doit accrocher le client. Mais c'est un discours formaté, convenu, aussi fonctionnel que ce lieu.
Un antiquaire travaillant ici une seule journée sombrerait dans une totale affliction...
5/5/18
Un parterre de fleurs de marronniers, déjà tombées à la suite de violentes pluies. Vivantes héroïques dans la verdeur du feuillage il y a peu, et maintenant fichues, mortes, écrasées dans le caniveau, par milliers.
Les jeunes soldats de la Grande Guerre fauchés en quelques jours, à la fleur de l'âge, sous une pluie de mitraille et d'obus, naguère si éclatants et candides, et maintenant brisés, noircis, anéantis dans la tranchée, par milliers...
7/5/18
Le jour qui entre de plus en plus tôt le matin dans la chambre...
Ne pas fermer les rideaux pour le recevoir, comme le printemps ou le chant matutinal (employons ce vieil adjectif) des oiseaux, d'abord timide puis s'enhardissant peu à peu.
Il faut beaucoup de lumière pour combattre la grande nuit. Et bien des chants d'oiseaux pour vaincre la malheureuse bavarderie (employons ce vocable ancien) de notre mental.
9/5/18
Cette odeur de ragoût dans l'escalier de l'immeuble dès onze heures...
Difficile à localiser mais facile à reconnaître. La synesthésie fait qu'une odeur est associée à une image, et que l'image vient tournoyer comme une tentation. Grignoter un quignon de pain juste en humant cette odeur et cette image, comme le jeune Jacques Ménétrier devant La Rôtisserie de la reine Pédauque, ce roman historique d'Anatole France... Les bonnes odeurs de cuisine font de nous de jeunes chiens toujours affamés.
11/5/18
Tous ces regards qui viennent sur nous dans la rue...
Que le regard soit une interpellation, une obligation à répondre (Lévinas) ou qu'il nous chosifie (Sartre), il est difficile d'y être indifférent. Sauf à se blinder, à ne pas les voir, ces regards, ou à poser une fois pour toutes qu'ils ne veulent rien signifier dans ce contexte. Mais est-ce bien sûr ? Peut-être n'en avons-nous pas une pleine conscience, mais si nous regardons tel passant, ce n'est pas seulement pour éviter de le heurter, mais parce qu'il dit quelque chose à notre inconscient, ou bien parce que nous souhaitons lui parler.
Tous ces regards qui parlent et pas un mot de prononcé ! Nous devons faire comme si nous étions tous des somnambules au regard noyé dans leurs songes.
13/5/18
Les périodes plates dans la vie où, finalement, les plus grandes urgences dans une journée ne furent que des envies de pisser !
15/5/18
Un homme qui parle dans un restaurant, qui n'arrête pas de parler... Un grand babillard, un caquetteur de première classe, un avocaillon de lui-même ! On n'entend rien en face. Ah si, une parole douce, très rare, se posant comme une plume, quand c'est un peu possible.
L'homme qui parle doit être entendu bien sûr : de son interlocutrice, des voisins, de tout le restaurant peut-être. Il est convaincu de l'immense intérêt que représentent ses futurs chantiers. Un loquace chef de chantier. Bon... Quand est-ce qu'il mange au fait ? Ah, il parle en mangeant, et plus fort d'ailleurs, de crainte d'être moins audible.
Des voisins de table se tournent vers lui, poliment mais les sourcils froncés tout de même. Mais il ne les remarque même pas : il PARLE. Je parle donc je suis... pour les autres, et de cela il est persuadé.
Alors qu'est-ce qui fait qu'on s'intéresse plus à son vis-à-vis silencieux, et que lui, en l'entendant, on pense avec intensité à un bouton blanc sur lequel est marqué en rouge OFF ?
17/5/18
Pourquoi trouvons-nous toujours charmants, agréables les gens du nord ?
Est-ce parce que, comparés aux Parisiens - visages verrouillés, âmes absentes, corps pressés -, les Belges, les Hollandais, les Danois n'ont aucun mal à faire valoir leur truculence et leur sympathie ? Ou est-ce parce que nous nous attendons tellement à ce qu'au nord, climat rigoureux oblige, nous allons trouver des gens froids et austères que leurs blagues du coup, leur chaleur, leur amabilité semblent miraculeuses ? Ou est-ce enfin parce qu'ailleurs l'herbe est plus verte, comme dit le proverbe, et que nous ne savons plus du tout voir le charme, la sympathie de nos proches, de nos concitoyens ?
19/5/18
L'identité d'une ville, c'est son architecture, ses traditions architecturales. Au premier coup d'oeil, dans certaines rues, avenues, on voit qu'on est à Bruxelles ou Amsterdam : la couleur de la pierre, les pignons en escalier sur des maisons étroites, etc.
Et voilà pourquoi, corollairement, l'architecture fonctionnelle moderne, symbole du capitalisme mondialisé, qui pousse partout et remplace les vieux quartiers est un arasement, une élimination de toutes ces réjouissantes différences au profit de formules universellement applicables par leur économie, leur efficience surévaluées. Et donc un désastre pour l'identité architecturale d'une ville, soit le meilleur d'elle-même.
21/5/18
La somme de tous tes plaisirs ne fait pas le bonheur.
L'addition de tous les êtres ne fait pas l'Être.
Le bonheur d'être n'a donc rien à voir au fond avec ceci ou cela.
C'est juste la seule fulgurante réponse au néant.
23/5/18
Tu tombes sur une photographie des années 50 montrant une jeune fille dans tout l'éclat de sa jeunesse. Elle sourit à l'appareil, au printemps sans doute, et à toute la vie qui se déploie devant elle comme un immense champ fleuri ondoyant à la brise. La photographie reste le témoignage irrécusable que les rayons lumineux émanant de sa personne sont venus impressionner une pellicule. À ce moment précis, cette jeune fille était bel et bien là.
Aujourd'hui sans doute ce lieu n'est plus le même, et la jeune fille est une nonagénaire, ou un squelette dans la terre, ou encore une poussière de cendres.
Mais, sans cesse des jeunes filles débordantes d'enthousiasme sourient à un photographe pour l'éternité, et laissent à un témoin silencieux, ahuri une image irrécusable de leur présence.
Maintenant, photographions le témoin contemplant cette image, pour qu'un jour, plus tard, un autre témoin regarde cette scène d'incompréhension totale où un être vivant se confronte à ce qui a tellement été et qui n'est plus.
25/5/18
Le minuscule jaguar saute prestement de la chaise où il sommeillait. De sa démarche souple, lasse, il entreprend de faire un tour des pièces, comme une ronde habituelle de surveillance.
Soudain, il pile net. Qu'a-t-il vu, senti ou entendu ?
Nous ne le saurons jamais. Il n'y avait rien pourtant...
Vivre avec un animal, c'est pressentir que le monde humain ne résume en rien, évidemment, la totalité des expériences vitales.
27/5/18
Trois niveaux dans les bruits de la ville...
D'abord ceux qui s'imposent, mais de façon intermittente : sirènes des pompiers, de la police, vrombissements fracassants de motos.
Ensuite le bruit plus faible, mais largement continu, de la circulation automobile sur l'asphalte.
Enfin, quand ce dernier bruit connaît une cessation, il y a d'autres bruits, difficiles à percevoir et reconnaître. Mais ce sont les plus passionnants pour qui s'y attarde.
29/5/18
La pleine lune a jeté sur le lit une couverture d'argent cette nuit.
Réfléchi par le satellite de la terre, mystérieuse alchimie, l'or du soleil s'est transformé en argent.
31/5/18
Sans avoir la perspective d'une mort prochaine annoncée, faire ses adieux au monde.
Rendre grâce pour tous ces moments de félicité qui d'ailleurs invoquèrent souvent une néantisation après, pour ne pas être dilués, banalisés, relativisés. "Voir la baie de Naples et mourir...", dit-on. Penser intensément à ceux, bien rares, avec qui l'on pense avoir partagé quelque chose de fort. Contempler avec indulgence l'immense vouloir-vivre absurde et aveugle qui, hors les moments de méditation ou de vraie contemplation, ne cesse jamais son emprise insensée sur la planète. Regretter bien sûr tout ce qu'on n'a pas dit, pas fait, pas prolongé. Et se rassurer de ce que l'échec de toute vie sert à ceux qui suivent pour relever le défi de la "vie pleine"...
Retarder ses adieux sur le pas de la porte, comme une voisine très bavarde.
Nous y reviendrons à ces adieux au monde...