2/5/19
Tu te réveilles parfois avec un rêve si intense dans la mémoire que tu penses, avec quelque application, le prolonger. Ces matins, où le rêve et le réel se compénètrent jusqu'à te faire entrevoir un monde parallèle et magique, te rappellent la puissance de certaines rêveries d'enfance dont tu avais du mal à t'échapper.
Si l'on pouvait une fois entrer dans ce monde parallèle...
"tu deviendrais fou !", gronde l'adulte raisonnable en toi.
Mais une autre voix, celle du Poète, susurre :
"Nous avons tous deux vies...
La vraie, celle que nous rêvions enfants et que nous continuons à rêver adultes comme dans un brouillard.
La fausse, celle que nous vivons chaque jour avec les autres, la vie pratique, utile qui nous mène au cercueil". Fernando Pessoa sous-entend que cette vraie vie, monde parallèle pour toi, te permettra d'échapper à la mort...
4/5/19
Le vin, le dîner, des copains, des copines...
Ayant accroché un détail incongru, une plaisanterie déboule sur la table comme un drôle d'oiseau. Timide d'abord, elle s'enhardit et prend des couleurs, encouragée par les rires de quelques-uns. Et puis la voilà qui donne des coups de bec au détail incongru, et les rires s'accentuent. Les interruptions concrètes, pratiques de la soirée n'y feront rien : trônant au milieu de la table, secouant ses ailes et piaillant, la Plaisanterie ne lâchera point ce malheureux détail idiot, jusqu'à en faire un monstre perforé. Et les rires accompagneront jusqu'au bout ce massacre... étrangement créateur.
6/5/19
Voilà, tu es bien content avec tes plats colorés, savoureux, odorants et copieux que tu dégustes en égoïste dans un restaurant.
Que du plaisir !
Maintenant veux-tu bien imaginer un instant le boulot que tu vas leur donner ?... À ton foie, ton estomac, ton intestin grêle et ton gros intestin ! À ton pancréas et à ta bile ! Cet ennuyeux boulot du catabolisme et de l'anabolisme ? Le long et sale boulot qui se terminera en...
Veux-tu bien désormais les avertir, les ménager, tes organes, voire solliciter leur assentiment avant de prochaines agapes ?
8/5/19
S'il ne devait garder de son court voyage qu'une seule image, ce serait un tag coloré sur un morceau de mur massif que le lierre a envahi largement. S'il avait le droit d'animer son image, il ferait passer devant le mur un jeune cycliste blond au visage sérieux. Et si enfin un son lui était en plus accordé, au pépiement des moineaux il le laisserait.
10/5/19
Ô vous mes amis architectes, comment avez-vous pu commettre ça ?
Ce mixte de barre et de bunker, ce volume gris, aveugle, écrasant qui n'est pas fait pour les humains, mais juste pour les asservir à une idéologie guerrière, barbare et tyrannique ! Quelle pensée de plomb a écrasé alors votre main sur les plans !
Ne jamais stimuler, pour telle ou telle cause, la secrète névrose des architectes : la mégalomanie.
12/5/19
"On n'est pas seul dans sa peau", dit Henri Michaux.
Il a déjà dénombré quatre personnages qui cohabitent en lui, vaille que vaille.
14/5/19
Imaginer les bruits du monde comme des expressions, des paroles. C'est un exemple.
Prenant le relais du mythe, l'art a tendance à anthropomorphiser le réel : humaniser les animaux ou prêter aux choses des intentions. En cela il étend le règne de l'humain sur la terre, mais seulement par l'imaginaire. Il ne la saccage pas, cette terre, comme l'industrie !
16/5/19
Lorsque deux êtres s'aiment vraiment, profondément, ils se rendent compte d'une présence, à la fois invisible et inévitable. Cette présence jette une ombre tragique sur leur radieux amour. Elle est aussi un témoin qui semble les défier. Cette présence, à la fois une idée et une réalité, apporte une indépassable gravité à ce qui n'était d'abord que jeux amoureux et enfantins, puis joie continuelle de la reconnaissance.
Cette présence, ce tiers, qui accompagne le grand amour, c'est bien entendu la mort.
18/5/19
Une pluie diluvienne, un déluge...
Comment ces nuages noirâtres qui portaient tant d'eau pouvaient-ils donc rester, tenir en l'air ? Pourquoi n'ont-ils pas, comme une poche d'eau soudain crevée, d'un seul coup déversé leur contenu ? Qu'est-ce qui détermine l'écart entre les gouttes et le rythme de leur chute ?
Il s'est fait au vent, au bleu du ciel, mais alors la pluie reste toujours un mystère pour lui...
20/5/19
Une fois que le plat a été soigneusement choisi, tu en apprécies le goût aux premières bouchées, puis tu t'habitues, car c'est toujours le même goût, tu t'en lasses et finis consciencieusement de l'avaler... À la rigueur tu peux introduire une petite variation en accompagnant cette bouchée d'une gorgée de vin, cette autre d'un morceau de pain, mais ça n'ira pas plus loin. Ce sont là les limites de la gastronomie occidentale traditionnelle.
Dans les grands restaurants, tu as heureusement droit à une succession de plats minuscules avec des goûts très différents et rares.
Mais dans la cuisine chinoise, plusieurs plats aux saveurs différenciées sont en même temps posés sur un plateau tournant, et tu peux passer d'un goût à l'autre. Ce qui chaque fois réveille tes papilles, et rend possibles des alliances insoupçonnées.
Il y a quelque chose du même ordre dans les "tapas" espagnoles ou la "kémia" tunisienne.
Les variations à partir de plusieurs goûts versus un seul goût excellent : où vont s'orienter de plus en plus les gourmets ?
22/5/19
Le fond, le décor, le contrepoint, ami créateur, ne les considère jamais comme secondaires ! Laisse bien ton public croire que c'est secondaire, mais toi tu sais parfaitement que seul le va-et-vient figure/fond donne à ton oeuvre de la profondeur. Si toutefois tu n'y as pas renoncé, à cette profondeur, pour de multiples raisons...
24/5/19
Comme si c'était hier... Par la mémoire, il retrouve une scène avec les voix, la lumière, et quelques détails précis. Mais l'un est mort, l'autre n'a plus toute sa tête, la maison a été vendue. Entre cette scène et aujourd'hui, le temps a tellement filé qu'il croit que c'était hier.
Où est-il tout ce temps disparu, perdu ? La littérature peut devenir une réponse à ce néant apparent, qui n'en est pas un si l'on presse sa mémoire, fait des recherches. À la recherche du temps perdu : héroïque, Proust remonte le temps - à sens unique et irréversible - jusqu'à son enfance. Il imagine, reconstruit, réinvente à partir des fragments qui lui restent. Il revoit sa vie, les souffrances, les amours et il raccorde sa vie à l'humain général, à la nature, et à l'histoire de son temps. Que peut-il faire de plus avant de mourir ?
Survivre à l'enfant disparu, à la jeunesse envolée. Voilà c'était ma vie, une vie parmi tant d'autres... Celui que je suis devenu entre dans le crâne de l'enfant que j'étais, et nous ne faisons plus qu'un.
Bourreau, fais ton office, je suis prêt.
26/5/19
Le musicien qui voudrait peindre un orage, le peintre qui voudrait que son tableau bouge ou qu'il sente, etc.
"Que n'ai-je un pinceau
Qui puisse peindre les fleurs du prunier
Avec leur parfum !"
(Satomura)
L'art, toujours incomplet, au niveau d'un sens ou d'une expérience qui fait défaut. Sauf la littérature, certes, mais qui reste l'art le moins sensitif, le plus abstrait. Sauf la voix, le souffle, la musique parfois qui jouent derrière...
28/5/19
Les soucis... Professionnels, de santé, économiques, conjoncturaux, etc. Il y en a toujours. L'art passe après, n'est-ce pas ? Superflu... Du luxe... Du frivole... Secondaire...
Bien. Et si l'on vous dit que l'imposition, la prééminence du souci marque le triomphe de l'esprit bourgeois, et tout son prosaïsme utilitaire, sur l'esprit aristocratique ? Si l'on ajoute que le maintien de l'art contre l'omnipotent souci peut se recevoir comme une forme de résistance ? L'art, l'humour : s'en sortir par le haut. Ou simplement le côté...
30/5/19
Confidence d'un ami, exprimée en ces termes à peu près : "La tristesse est tombée sur moi avec la puissance d'un torrent d'eau tiède et visqueuse. J'étais étonné par cette violence et je me suis même demandé si l'on ne pouvait pas en tirer quelque chose. Mais non, je ne suis arrivé à rien parce que j'étais plaqué au sol par cette puissance qui ne me laissait aucun recours...".
Après un silence, il a repris :
"Il faut laisser passer tant pis et, si possible, observer ce qui se passe comme si cela ne portait pas de nom, restait inconnu, étrange... Avant cette expérience, quand j'étais bien triste, je me disais que c'est triste d'être dans cet état, ça n'en finissait plus".