Mai 2020

1/5/20

"L'art vole autour de la vérité, mais avec la volonté bien arrêtée de ne pas se brûler" (in Préparatifs de Noce à la Campagne).

Tout ce que peut inspirer cette admirable formule de Kafka :

elle suggère, métaphoriquement, que la vérité est un soleil.

L'art garde un lien avec la vérité. Il ne peut s'en affranchir complètement, sauf à n'être qu'un jeu, risquant la puérilité, l'inconsistance. La vérité confère une gravité à l'art... Mais de quelle vérité s'agit-il ? Objective ou subjective ? Dans un cas ou dans l'autre, l'art ne peut/doit pas n'être que pure fantasmagorie (par ailleurs l'art de Kafka n'est pas à classer dans le genre fantastique, rien à voir avec Gustav Meyrink par exemple), l'art dévoile, suggère quelque chose d'intérieur (ex : la transcendance absente) ou d'extérieur (ex : la société administrée), mais il ne le (dé)montre pas.

En effet, l'art n'est pas plus de la philosophie, de la psychologie que de la sociologie. Il brûlerait ses ailes (de papillon ?) à trop se rapprocher de la vérité. Est-ce une condamnation du "réalisme", du "naturalisme" ? Oui dans ses intentions, non dans ce que cette esthétique a finalement produit (cf. dans Aesthetica l'exposé consacré au réalisme dans l'art) qui n'est jamais du documentaire.

S'approcher de la vérité, ne pas l'appréhender, errer dans ses parages... C'est au fond rester dans le questionnement. À rapprocher de la phrase célèbre de Blanchot : "La réponse est le malheur de la question".  Il y a donc là une "volonté bien arrêtée" de ne point clôre un problème, de laisser ouverte une multitude d'interprétations, comme le susciterait un être vivant.

Il semblerait que Franz Kafka opte pour la démarche la plus diffcile, s'il est vrai que nullement tenir compte, dans la création artistique, de la vérité, ce serait trop facile parce qu'on pourrait alors exprimer n'importe quoi; et s'identifier à une démarche de vérité, c'est se perdre, se confondre avec d'autres disciplines, possédant par ailleurs des méthodes plus rigoureuses.

On peut rapprocher la formule de Kafka de celle de Nietzsche : "L'art rend supportable l'aspect de la vie en plaçant dessus le crêpe de la pensée indécise". (Humain, trop humain).

Peut-être y a-t-il quelque chose de l'effroi (une étincelle dans le néant éternel) dans cette vérité de la vie dont l'art s'approche en modifiant ses perspectives et sans jamais la dire.

 

3/5/20

Le soleil échancre la masse nuageuse et jette un rayon éblouissant au sol... Nous y voyons le symbole d'une intuition émergeant de nébuleuses incertitudes.

 

5/5/20

Figure/fond.

Petit jeu intéressant : inverser la prééminence, la priorité des termes. Rendre conscient, mettre au premier plan, donner toute son importance au fond, au décor, au contexte, etc. et délaisser la figure. Qu'est-ce que ça donne... Par exemple : révolte (comique) des personnages secondaires contre les protagonistes principaux. Ou bien : on décrit très longtemps un cadre (ennui) mais ni le thème, ni la moindre intrigue ne se dessine. Ou encore, on enlève (iconoclastie) la figure de l'oeuvre, par exemple la Joconde, et l'on comble la béance en prolongeant avec soin les éléments du fond, du décor; puis on replace en plus petit la figure, la Joconde, comme un détail quelque part...

 

7/5/20

Qui n'a pas connu l'expérience de la perte ?

Un être cher nous quitte, ou meurt... Quand il nous quitte pour quelqu'un d'autre, l'ambivalence initiale, en partie inconsciente, se manifeste par la transmutation de l'amour en haine. Mais cette haine ne peut pas durer et en plus ne nous guérit pas. Il faut tout au contraire bien assumer l'étendue de l'amour, sa beauté, son bonheur, les rendre pleinement conscients pour que, dans la douleur, ils consentent à s'effacer lentement, et deviennent une cicatrice brillante que nous caresserons avec un soupir de mémoire.

Quand un être cher meurt, que peut-on lui reprocher ? De nous avoir abandonnés ?.. Mais il ne le souhaitait pas, il est totalement innocent ! Il nous laisse avec une béance, un vide que rien ne peut vraiment combler parce qu'aucun être, dans sa singularité, n'est remplaçable. Nous voilà donc avec un trou cette fois... Tout juste pouvons-nous estimer que les humains ressemblent à des fromages qui ont des trous, et d'autant plus nombreux avec l'âge. Mais cette considération nous console modérément. Alors il ne nous reste plus qu'à ne pas trop revenir sur ce trou, sauf à le contempler avec les yeux de la mémoire, qui le remplissent virtuellement, avec les images à la fois heureuses et douloureuses du souvenir.

Notre mémoire est bien la grande gardienne de nos pertes, en même temps celle qui nous donne quelques moyens de les accepter. Mais c'est l'attention, l'attention à l'éternel présent, qui nous distrait vraiment de la perte, nous aidant à chercher dans le présent de nouveaux objets d'amour. 

 

9/5/20

"La beauté plus que l'or fait surgir les voleurs", écrit Shakespeare dans Comme il vous plaira.

Si l'or se thésaurise, s'enferme dans les coffres, la beauté échappe à ses voleurs. Car elle demande à ce que nous ouvrions délicatement le flacon pour que son parfum s'échappe. Et il faut qu'il s'échappe pour que nous puissions le sentir. Les voleurs en réalité ne posséderont que le flacon, l'or du flacon. 

 

11/5/20

Il regardait cette peinture avec les meilleures premières impressions : en effet, l'artiste y avait  audacieusement jeté les couleurs et les formes les plus contradictoires, antagonistes mais, par la composition, le sens plastique, il avait su admirablement les faire tenir ensemble, tout comme un conducteur de char ayant pu atteler et faire galoper des chevaux fougueux et dissemblables... Cette peinture était un beau travail de maîtrise ! Il manquait cependant quelque chose de précieux, dont il ne faut surtout pas abuser, au risque de dégringoler dans un n'importe quoi destructeur.

Ce quelque chose, ce "supplément d'âme", il faut avoir le courage de l'ajouter à la fin et en dehors de la maîtrise, comme un détail qui échappe à l'artiste et au regardeur... 

 

13/5/20

S'adressant à une actrice, Victor Hugo eut cette prodigieuse formule : "Vous n'êtes pas jolie, vous êtes pire".

Peut-on mieux exprimer, en si peu de mots et de façon si paradoxale, que non seulement la joliesse d'un être peut nous ravir, mais encore qu'elle peut nous ravager ?
Que pouvons-nous vraiment faire devant tant de finesse, de charme, de délicatesse ? C'est épuisant !

Mais il y a aussi cette idée sous-jacente que quelque chose de surhumain, voire d'effrayant peut se dissimuler derrière toute perfection qui, n'étant pas le fait du travail humain et donc compréhensible, nous échappe comme un sortilège... Et le "vous êtes pire" témoigne de l'ensorcellement vécu par le poète.

 

15/5/20

Ce long reflux visqueux découvrant toutes nos pertes comme des béances : la tristesse.

 

17/5/20

Ce que l'on n'entend pas, ce que l'on ne goûte pas, ce qu'on l'on ne voit pas, consciemment du moins, mais que l'on reçoit tout de même et à son insu, par là, et de différentes manières insidieuses, le créateur fait passer les charmes de son oeuvre.

 

19/5/20

Douteuses, peu reluisantes ces grandes noces de l'art et de l'argent, à notre époque...

L'art est une fin en soi, l'argent n'est qu'un moyen. L'art est une puissance, l'argent ne donne que du pouvoir. L'art propose à chacun de découvrir sa noblesse, mais l'argent excite chez tous la canaille... Qu'ont à faire ensemble l'art et l'argent ? Si l'argent fait vivre l'artiste, c'est bien suffisant... Mais il est vrai que l'inversion des valeurs avait commencé déjà quand l'argent s'est mis à devenir une fin en soi, sans limites, et quand l'art est devenu un moyen, quand il fut instrumentalisé par l'industrie, la communication, la publicité.

 

21/5/20

Les précaires, les intermittents, ceux qui travaillaient dans des entreprises vulnérables ou bien dans des secteurs que la pandémie avait terriblement malmenés… Avec compassion il imaginait chez ces individus la résonnance mentale, affective, existentielle de la crise économique majeure qui, de l’horizon et comme un gros nimbus noir, courait vers eux. Cette inquiétude qui ne les lâchait pas, et qu’aucun divertissement ne pouvait, même temporairement, rabattre au second plan, ces nuits agitées où le sommeil était attendu comme une délivrance, mais que de mauvais rêves ou des cauchemars rendaient au final menaçant. Et puis tous les scénarios échafaudés par leur imagination, allant du mauvais au pire, que l’angoisse, muse féconde et satanique, inspirait sans cesse  ! Et enfin ces « idées fixes », si mal appelées, tant elles gigotaient, sautaient dans sa tête comme des singes fous en cage, idées noires qui venaient les assaillir au petit matin.

Une vie étreinte par la peur, jusqu’au moment où le désespoir prenait la relève…

Il imaginait alors qu’il fallait vite trouver un moyen, une organisation sociale, une prestation universelle minimum pour que les gens ne souffrent pas autant des soubresauts de l’économie.

 

23/5/20

"...en m'écoutant parler, si vous avez un oeil fixé sur mes folies, arrêtez l'autre sur le registre des vôtres", écrit Shakespeare dans Les Joyeuses commères de Windsor.

Comme nous habitons bien nos folies ! Comme nous nous entendons à leur trouver de justifications ! Et comme, impuissants devant elles, nous exerçons avec délice les pouvoirs de notre mauvais esprit sur les folies des autres !

 

25/5/20

Le besoin de créer... Réparer le monde... Ne pas pouvoir se contenter de combler ses défauts, au monde, et ses béances, à soi, en trouvant ici et là consolations et divertissements.

Il ne resterait alors plus que ça, créer, pour se satisfaire davantage d'exister, au minimum et, au maximum, d'éprouver la joie immense, l'enthousiasme de se sentir pleins jusqu'à cette puissance généreuse de se répandre. 

 

27/5/20

C'était un pays illuminé par le soleil avec une mer bleue et magnifique devant lui. Les maisons étaient toute blanches, et il y avait beaucoup de jeunes. Mais c'était un pays désespérément triste.
Pourquoi ?

D'un seul coup, les gens sortirent dans la rue en d'immenses manifestations de colère... Une colère libératrice, pour ne pas crever lentement de tristesse. À quelle existence leur gouvernement les vouait ! Pas de liberté politique : une pseudo-démocratie confisquée par une caste au pouvoir, s'octroyant les richesses que générait le mâne du pétrole. Pas de liberté de moeurs, au nom d'un puritanisme inspiré par une religion rétrograde. Et pas de perspectives de changements, après l'espoir immense et déçu d'une indépendance chèrement conquise, et après une cruelle et interminable guerre civile. Bref, un immense désespoir social...

La colère allait-elle retomber à nouveau dans la résignation, sous les arrestations et les coups de matraque de la police ? Le goût amer de la tristesse allait-il monter dans les gorges dès le réveil ? L'envie de pleurer se marierait-elle avec ce ciel toujours bleu, jusqu'à rendre l'azur haïssable et absurde le ressac de la mer ? La seule distraction resterait-elle encore de se bourrer de pâtisseries écoeurantes et sirupeuses en se berçant de conversations interminables, saturées d'élucubrations vaseuses et d'espérances brisées ?

La tristesse n'a pas de fin dans ce pays-là.

 

29/5/20

Le vide qu'en partant tu as laissé, il est presque palpable et me brûle les doigts.

Ce n'est même pas du vide, c'est une série de portes fermées que je ne peux même pas toucher, tant elles me font mal. Ce n'est même pas une absence, c'est une présence hallucinatoire dans un imaginaire et une mémoire, devenus béquilles de ma perception trouée. Quand tu étais là, je pouvais à la rigueur ne pas te considérer, mais depuis ton absence je ne peux plus me dérober à ton obsédante représentation...

 

31/5/20

A : Comme un certain nombre d'artistes, il s'est mis à créer après une douloureuse rupture sentimentale. Il a réinventé dans son art la beauté qu'il avait espéré de cet amour déçu...

B : Ne pensez-vous pas plutôt qu'il s'est confusément débrouillé pour faire rater ce grand amour, afin de créer son œuvre et sans plus avoir à craindre de remords éventuels ?

A : Non, toute œuvre est une dédicace à un être aimé/perdu !

B : Tout être aimé/perdu est, pour l'artiste, prétexte à la dédicace... 

 

 

   

 

 

 

 

       

 

 

  

    

 

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