2/5/21
Ça commence par les pleurs de l’enfant… Un parent accourt, souvent la mère, pour consoler, rassurer. Ensuite c’est un adulte qui se plaint. Mais son conjoint, ses amis sont moins disponibles et montrent leurs limites. Alors l’adulte se tourne vers un thérapeute qui lui offre un espace d’épanchement, et des interrogations, des réponses qui lui donnent en principe les moyens de résoudre ses problèmes, ou mieux cohabiter avec son malheur. Quand cet adulte est seul et ne peut s’adresser à un thérapeute, il tourne ses plaintes vers le ciel, comme tant d’autres. Mais le ciel répond d’autant moins qu’on a des doutes sur une présence divine.
Ce qu’apporte la pratique de la méditation bouddhique, c’est la mise en place progressive d’un ciel intérieur, qui déploie une attention à ces plaintes. Et cette attention garde le sens des deux adjectifs dérivés du mot : « attentif » et « attentionné »… Cependant, voilà que pendant que cette attention s’exerce, la plainte perd en force. Peu à peu, le moi qui ne prouve pas seulement son existence en s’opposant, mais aussi en attendant d’être reconnu par ses plaintes, se voit enveloppé par un Soi plus universel et enveloppant.
4/5/21
À certains égards, celui qui vient avec un discours permanent de plainte chez son thérapeute veut, sans même s’en rendre compte, lui résister, avoir le dernier mot. En tous cas le défier. C’est bien entendu, pour les thérapies « interminables », une mâne.
Cependant la mauvaise foi de ce Job apparaît quand on observe comment il élude rapidement, sans même les essayer, les diverses solutions et les parades que le thérapeute lui propose… En fait il veut rester avec ses plaintes, demeurer un enfant qui attend sa mère en pleurnichant. Il veut aussi être cet inconsolable qui, ne l’ayant pas prouvé ailleurs, tirerait sa « grandeur » de la tragédie qu’il met en scène. Enfant geignard ou cabotin emphatique, l’être de la plainte perpétuelle actionne toujours l’égocentrisme, cette pente fatale de l’ego.
6/5/21
Les pièges du narcissisme, attitude par ailleurs ambivalente :
- Le savoir qui se referme sur lui-même. Figure mythologique de l’ouroboros. J’ai tout compris, je n’ai plus d’illusions, je ne me fais pas avoir, je ne suis dupe de rien. Mais, comme dit Lacan, « le non-dupe erre »… Soit, mais quel rapport avec « le nom du Père » ?
- La figure centripète. Narcissime oral, béat, boulimique. J’absorbe, je ne donne rien. Adaptation parfaite à la société de consommation.
- La position victimaire. J’ai été victime : c’est une rente à vie. J’ai droit à tous les égards, on peut tout me passer désormais.
- Le roi s’ennuie : tout passe, tout casse, tout lasse. Forme souveraine de contemption qui se résorbe peu à peu dans la médiocrité, tout simplement.
- N’aimer que les semblables, les reflets ou les échos de soi. Il n’y avait que la nymphe Écho qui pouvait à la rigueur être une compagne de Narcisse.
8/5/21
Les pièges fréquents de l’ « amour » :
Lacan disait ironiquement qu’aimer c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose qu’on n’a pas. Traduction : aimer, c’est offrir son manque. Mais en général personne n’apprécie ce manque qui ne vous apporte rien et peut se faire dévorateur.
Je t’aime = aime-moi.
Je t’aime = j’exerce un pouvoir sur toi, et tu deviens peu à peu ma chose.
Je t’aime = fais-moi oublier que mon existence est vide, que je ne suis pas très intéressant(e).
Je t’aime = je suis malade et je souhaite t’infecter aussi.
10/5/21
« Des pilastres grecs dans une prison consolent », écrit Stendhal.
Ne négligeons pas ce réconfort secret dans les régimes totalitaires, les prisons familiales, les geôles intérieures !
12/5/21
Regarde, c’est comme un sol lunaire, dessus aucune trace de vie… Il faut sans arrêt les divertir car ils sont morts, éteints ou endormis. Des chocs, des surprises, du formidable, de l’ahurissant, de l’extraordinaire pour un bref réveil, une palpitation, puis à nouveau cette léthargie, avant la prochain spectacle époustouflant. Et voilà comment ils survivent, dans leur royal ennui ! Que n’ont-ils commencé par reconnaître cette mort en eux ! Ce mépris blasé !
Et regarde lui maintenant : ça résonne de partout. Si vivant, enthousiaste, sémillant… Mis en mouvement par l’humour l’étonnement, la curiosité, l’admiration. Sans doute par quelque chose de plus fondamental : l’amour de la vie. Accumulant tant de choses, les reliant entre elles, rebondissant sur ce que vous dites, portant toujours le donné plus loin que son emplacement d’origine. À la différence des précédents, il ne lui faut pas grand chose, presque rien pour démarrer, s’enthousiasmer !... La bonne nouvelle, c’est que les premiers peuvent un jour, par une diète, un travail et une attention entretenue, devenir comme le second.
14/5/21
Cette obsession de l’identité n’est-elle pas une mystification au final ? À la racine du mot latin d’origine « identitas », il y a « idem » qui signifie « le même ».
Sommes-nous le même ?... Le même selon les âges, les situations, les circonstances ? Le même avec tout un chacun ? Le même d’un jour, voire d’une heure, à l’autre ?
Mais voilà qu’un Protestant ou un Africain ou un Russe ou un homosexuel ou un nationaliste ou un Basque ou je ne sais qui encore se mettent à s’accrocher à une appartenance quelconque, un trait (mouvant) de personnalité, une inclination, contingente en réalité, pour la brandir comme un étendard, la revendiquer haut et fort, jurer que c’est là leur identité, s’amalgamer à des « identiques ». Ils sont décidés à s’« essentialiser », alors qu’ils existent, à se simplifier alors qu’ils sont complexes, à se figer alors qu’ils sont mouvants.
Mon ami, tu veux vraiment une identité ? Je vais t’en fournir une d’incontestable et puissante, mais son seul tort est d’être universelle :
Tu es, nous sommes du néant en sursis, et c’est notre seule véritable identité !
16/5/21
Peut-être qu’au fond nos idéaux, nos utopies se sont que le prolongement, plus abstrait, plus savant et plus adulte de quelques fables ou contes pour enfants.
18/5/21
« Just be… Just be… Just be ! », répétait le moine bouddhiste.
Ne soyez pas ceci ou cela, comme à longueur de temps et partout on vous incite à le devenir, mais offrez-vous ce luxe du dépouillement, contentez-vous d’être.
Pas de faire, ni d’avoir, ni de devenir, mais d’être. Si basique, si fondamental et pourtant si ardu à réaliser ! L’animal humain possède un cerveau prévu pour l’action, bien peu pour la métaphysique et la béatitude.
20/5/21
« Un agitateur saisit la parole. Un artiste est saisi par la parole », dit Karl Kraus.
Toujours ce thème mystérieux de l’inspiration ! Cris et chuchotements intérieurs versus discours publics… Entre autres moyens pour se socialiser, les humains se saisissent des informations, des lieux communs, des quelques débats du moment, des harangues politiques et des bavardages médiatiques, et les agitateurs savent les faire rebondir comme d’excellents footballeurs. L’artiste, lui, est à l’écoute de ce qui se dit dans sa psychè.
Victor Hugo, c’est à noter, fut aussi bien artiste génial que grand orateur politique.
22/5/21
C'est étonnant comme les questions fondamentales, essentielles occupent bien moins notre esprit que des questions très secondaires, d'intendance ou sans grande portée...
Sommes-nous les seuls êtres pensants dans l'univers ? Existe-t-il un dessein dans le déploiement de la vie ? Quelle est la destinée de l'humanité ? Etc. Dans les sociétés traditionnelles, dites "premières", le Mythe répondait parfaitement à toutes ces questions. On en était plus heureux sans doute.
La science ne nous apporte que des fragments incertains de réponse à toutes ces questions ou les élude. Après l'enfance, âge philosophique, nous nous en distrayons. Le résultat, c'est que nous sommes moins "métaphysiques", plus frivoles qu'un Cherokee ou un Dogon. Et cela, sauf à être sincèrement religieux, ne nous réussit pas vraiment.
24/5/21
Sur fond de nimbus menaçant, l’immeuble vivement éclairé par le soleil du soir : un lingot d’or dans un écrin de velours gris noir.
26/5/21
Il était arrivé à cet âge où l’on s’attend à ce que tous les souvenirs accumulés durant ces longues dizaines d’années fassent une grosse boule de mémoire derrière soi. Mais il constatait avec surprise qu’ils avaient tous implosé, s’étaient contractés juste en une bille d’une extrême densité, perdue dans un grand vide.
Alors, ce n’est plus que ça, toute ma vie ?
28/5/21
Mais dites-moi, comment peut-on vouloir tuer le temps comme ça ? Le temps, c’est la vie ! Quand il ne nous reste plus de temps, c’est qu’on va mourir !... Et même, occuper son temps… A priori… Pourquoi ? Il faut lui laisser un peu sa liberté, au temps !
Alors vous voyez, les obsessionnels, quand ils voient du temps libre devant eux, ça les angoisse : faut qu’ils s’occupent, qu’ils fassent quelque chose ! Rentabiliser, utiliser le temps.
Et les hystériques, ce n’est pas mieux : il ont besoin qu’il y ait de l’extraordinaire à la place du temps banal. Un après-midi creux, une heure d’attente plate… Ce n’est pas possible.
Non et même le commun des mortels avec son petit « emploi du temps » !… Aimeraient-ils vraiment être éternels ? Ce n’est pas certain du tout !
Je n’ai trouvé que certains artistes ou certains philosophes pour respecter, habiter le temps… Ce que dit Marguerité Duras sur le temps et l’ennui par exemple, les romans de Peter Handke, ou les compositions musicales de Robert Ashley ou David Behrman, ou bien les films de Tarkovski ou de Kiarostami, ou encore la peinture d’Yves Tanguy ou enfin ce que dit Bachelard sur l’instant éternité, ou le retour à l’Être selon Martin Heidegger…
Alors, ne tuez pas le temps ! Entrez dans le temps, précautionneusement, calmement. Faites l’expérience, expérimentez les temporalités. Et vous comprendrez...
30/5/21
Mon ami l’esthète, très conscient bien sûr du pouvoir des apparences, me faisait remarquer ceci une fois : lorsque nous envions quelqu’un, une simple extériorité nous abuse à propos de deux intériorités… D’abord celle de la personne que nous envions, car nous ne savons rien de la supposée complètude, du plaisir sans ombre qu’elle éprouverait à cette situation enviée. Et ensuite notre intériorité, à propos de laquelle nous restons dans l’incertitude : rien ne nous prouve que nous serions si heureux que ça à vivre ce que nous envions de l’extérieur. Toujours de l’extérieur.