2/5/22
Tu veux retenir le temps, les choses, les êtres, impossible. « Panta rheï », « tout s’écoule », comme disait Héraclite. Absurde quand on y pense, cet écoulement perpétuel.
Le sens, la signification sont peut-être aussi là pour tenter d’extraire du flux temporel des événements, des réalités, en les unifiant. Car que vaut un monde qui se délite sans cesse et se réduit en poussière ?
4/5/22
Imaginons ce que pourrait dire un défenseur de la médiocrité…
Par ces petits gestes, ces rituels sans importance, ces satisfactions de peu et ces agacements dérisoires dans lesquels nous coulons notre existence, nous nous offrons la douceur persistante du gris. Car douce est la médiocrité.
Et sa grisaille nous protège assez bien du noir de la tragédie et du rouge de la passion.
6/5/22
Les tamaris, les palmiers, les roches noires déchiquetées, et cet océan aux vagues furieuses ne suffisent pas à bien me rappeler cette ville où j’étais venu il y a dix ans, pas plus que les épais volets de bois rouge cerise, la toiture caractéristique et les plaques bleues des rues avec le rocher de la Vierge (les deux rochers ont donné son nom à la ville). Non, il a fallu que je retrouve un défaut qui avait retenu mon attention et que je m’étais empressé alors d’oublier. Le front de mer ici, au niveau architectural, est loin d’être une réussite…
C’est comme pour une personne qu’on aime bien : on a tendance à oublier ses défauts. Or, comme toute particularité, ils contribuent pour nous à son image, son identité.
8/5/22
Il m’a dit : « Je n’ai pas eu le temps d’aimer, car j’ai été choisi, aimé, marié par quelqu’un de valable. Je n’ai pas eu le temps de trouver d’authentiques amis, quelques copains en effet se sont entichés de moi et ne m’ont plus lâché. Je n’ai pas eu le temps de trouver l’activité qui me passionne parce qu'un bon métier s’étant présenté à moi, dans l'urgence je l’ai accepté. Bon voilà, je suis satisfait, ce qui signifie étymologiquement (« satis » = assez, et « facere » = faire) que j’en ai fait assez.
Et pourtant je n’ai rien fait, j’ai peu donné de moi ».
10/5/22
Pauvre peuple, écrasé par le travail, abruti par des loisirs eux-mêmes adaptés à ta lassitude, c’est-à-dire juste divertissants, et enfin pris dans l’insignifiante gestion du quotidien : tu ne parviens pas à te révolter quand tu en aurais tant de raisons !
Lorsque tu y parviens, ce n’est qu’une explosion de colère, car tu n’as eu ni le temps ni les moyens de concevoir l’état du monde qui te conviendrait.
12/5/22
Toi, jeune fille, on ne te voit pas vraiment. On voit la Mode, parce que tu es à la mode. Et ta chair, on ne la voit pas, mais d’abord les nombreux tatouages… Au fond, tu es un sémaphore, parce que portes, tu véhicules des signes.
Le corps d’une religieuse disparaît sous son long costume, le tien s’estompe sous tous les oripeaux, colifichets de la Mode.
14/5/22
Je retrouve cette autre ville du Sud… Elle monte et elle descend. Elle est pauvre et sale, riche et parfumée. Elle chante avec son accent, mais ses murs gueulent leurs tags stridents. Elle est en partie maghrébine, mais la religion est diluée dans le plaisir de vivre. Les femmes et les hommes sont provocants, rien n’est plus doux pourtant que le rose de sa lumière le soir sur tes façades délabrées…
16/5/22
Ils sont en examen. Lui a beau presser sa cervelle, comme d’une éponge sèche il n’en sort rien. Son voisin a une cervelle comme une éponge gorgée d’eau, elle dégouline même avant qu’on l’ait touchée. Mais voici un autre candidat plus loin qui sèche, alors que sa cervelle est remplie… Il a juste peur de la presser.
18/5/22
La publicité, c’est que des gens qui sourient à pleines dents et affichent leur bonheur…
Alors peut-être que les gens qui sourient à pleines dents et affichent leur bonheur… c’est de la publicité ?
20/5/22
N’est-ce pas le Désir qui nous maintient le plus longtemps en vie ?
Or la lucidité décape et l’habitude réduit la plupart des objets de désir.
Mais si le Désir se porte sur ce qui n’est pas encore, sur l’invention, alors, tant qu’on aura le désir ardent de tout ce qu’on veut faire advenir, on sera encore jeune.
22/5/22
Elle était si grosse, la malheureuse, que son ventre énorme tombait entre ses jambes et semblait vouloir rejoindre son postérieur.
24/5/22
« Nous ne savons jamais si nous ne sommes pas en train de manquer notre vie », écrit Proust. Effectivement… Si j’avais choisi ce métier… Si j’avais vécu avec celle-là… Si j’avais évolué dans ce milieu… Si j’avais eu ce type d’ami… Si j’avais fait d’abord ce voyage, etc.
Certains personnages de Tchekhov ou Balzac manquent leur vie et s’en morfondent. D’autres sont très contents de leur sort, qui n’a rien d’extraordinaire. Malheureusement, nous ne pouvons pas essayer plusieurs destins et décider de celui qui nous convient le mieux. Le chausseur de destins est pressé, et nous devons vite choisir quelque chose qui ne nous convient pas trop mal. Certains s’en contentent, mais d’autres n’arrêtent pas de repenser à tout ce que proposait l’immense boutique comme variétés de destins…
26/5/22
Le philosophe Alain dit que le travail acharné est la cause du génie.
Mais on peut aussi raisonnablement penser que le génie est l’inspirateur du travail acharné.
27/5/22
Dans la maison du troisième âge, le goûter de 16 h est arrivé en retard. Ce fut le grand événement de la journée… Combien d’année ou de mois lui restait-il à vivre, se demande l’aïeule décharnée. Qu’y a-t-il après la mort ? Est-ce que là-haut, vraiment, le goûter arrive toujours à l’heure ? Tristement, elle regarde par la fenêtre sa fille, qui était venue lui rendre visite comme chaque vendredi, s’éloigner.
28/5/22
Dans une colère soudaine, incompréhensible, il a dit : « Les gens m’ennuient, je préfère rester seul ! Chacun ses petites histoires, sans intérêt… Soucis d’argent, intermittences du cœur, problèmes de gestion, embarras familiaux… Des crottes de poulet. Et moins c’est intéressant, plus ils restent longtemps dessus ! L’essentiel, c’est de communiquer n’est-ce pas ? On a tout ça en commun et finalement, hein, on est tous pareils ! Hommes, femmes, jeunes, vieux, catholiques, protestants, français, italiens… Les petites histoires, les petites histoires ! D’ailleurs, même quand il n’y a plus personne les petites histoires se succèdent dans notre caboche… ». Je l’interromps : « C’est le bavardage, le problème ? ». Il répond, l’air tragique : « Non, c’est l’acte de communication comme tendance globale de chacun et de tous, par facilité, politesse, bonhommie, de revenir sans cesse et rester dans les lieux communs ». Je l’interroge à nouveau : « Mais alors, comment faisaient les génies ?... ». Il réfléchit un temps et me répond : « Soit ils subissaient, poliment et le moins souvent possible ; soit ils lâchaient ce qu’ils avaient à dire de surprenant, sans trop se préoccuper des réactions ni de ce qui précédait. Il suffit de lire les témoignages sur Kafka pour s’en rendre compte».
29/5/22
L’érotisme peut se concevoir comme une forme d’étonnement renouvelé à l’égard du sexe, de la copulation, une naïve redécouverte à chaque fois, un jeu infantile, probablement un peu stupide pour tous ceux qui ne s’y intéressent pas.
30/5/22
« Tous les espoirs sont permis à l’homme, même celui de disparaître », écrivait Edmond Rostand. Phrase qui permet, en creux, d’imaginer ce que serait l’enfer : l’endroit où l’on n’a même plus l’espoir de dispararaître.
31/5/22
Pas besoin de mourir, pour mourir !...
Il suffit de ne plus pouvoir aimer, première mort.
De n’avoir pu être soi-même, deuxième mort.
Et de n’avoir jamais su, parfois, s’oublier, troisième mort.