2/3/18
Pas d'envie marquée, pas d'obligation pressante, pas de rituel immédiat, et l'humeur s'en ressent jusqu'à peser sur la perception. Le monde paraît alors monocolore et plane.
Cette paresseuse protestation de l'âme à laquelle nous n'aurions pas droit et qu'il faudrait vite étouffer dans le travail, nous l'appelons ENNUI.
4/3/18
La mer du ciel s'empourpre et ses îles, les nuages, se sont obscurcies. En dépit de l'animation dans la rue, un calme légèrement violet se répand en douceur, s'accrochant aux zones d'ombre.
Tout paraît normal et c'est l'heure où les gens reviennent de leur travail. Pourtant, avec ce pourpre ahurissant, quelque chose d'extraordinaire s'est imposé. Peut-être que les silhouettes pressées et la ville sonore ne sont que des leurres, et la seule réalité alors consisterait dans ce silence violacé qui émane de l'univers.
6/3/18
Nous vivons par miracle, foi naïve et exception illusoire sortis du néant.
Une pensée pour les innombrables qui y restent et resteront…
8/3/18
Quand un objet se détache de son environnement jusqu'à le vaporiser, il prend une valeur hallucinatoire.
10/3/18
Le moment présent. Dévoré le plus souvent par le futur proche d’un projet immédiat, et plus rarement par la fuite dans le passé. Ainsi, le perpétuel chevauchement du futur sur le présent pointe notre anxiété fondamentale, ou bien notre insatisfaction, ou encore notre amour insuffisant de la vie, ou même notre secrète envie de hâter notre mort.
Ce sont les poètes et les sages qui nous enjoignent sans cesse de vivre le moment présent. Jacques Prévert : « Plus tard il sera trop tard, notre vie c’est maintenant ».
12/3/18
Il guette, au bout des branches nues et noires, les bourgeons.
Mieux que la température (« en avril ne te découvre pas d’un fil »), que l’allongement des jours (d’une progression trop lente), l’explosion soudaine des bourgeons en petites feuilles d’un vert tendre, fourrière du printemps, prépare un changement rapide et considérable de l’état des arbres, qui vont s’habiller de feuilles, et des couleurs, qui érigent le vert en teinte dominante. Alors les bourgeons seraient cette myriade d’ampoules illuminant le promeneur, que l’hiver, toujours trop long, avait lentement assombri.
Les bourgeons ou la fête électrique du printemps…
14/3/18
Le choix d’une terrasse de café n’est pas une mince affaire…
Exclues les terrasses bondées, sauf si le doigt lumineux du soleil autoritairement les désigne. Exclues également les terrasses totalement désertes : un coup à réveiller la paranoïa de la question imaginée « qu’est-ce qu’il fout celui-là, tout seul, isolé au milieu de ces tables vides ? ». Exclues celles qui n’ouvrent aucune perspective intéressante. Exclues enfin celles qui n’évoquent rien. Parce que tout Européen (et bien sûr tout Méditerranéen) possède une mémoire, une culture de la terrasse de café, surtout s’il est voyageur. Des minuscules terrasses de café à Copenhague aux immenses terrasses de Thessalonique…
Ah voilà. Cette terrasse de café-là, elle est parfaite !
Elle ouvre sur les rivages du temps.
16/3/18
L'envie brusque, pimpante de créer : comme une pression intérieure, une démangeaison bavarde, une érection mentale, une conviction de la joie.
18/3/18
L'oiseau noir s'avance précautionneusement, comme s'il ne voulait faire aucun bruit. Mais il n'en fait aucun, jamais !
Son plumage ressort vivement sur le fond de neige, signe japonais sur une feuille de riz blanche.
Il sort peut-être d'un haïku de Bashô :
"Qu'il est beau
le corbeau d'ordinaire haïssable
ce matin de neige !"
20/3/18
Des paroles distinctes, de temps en temps, à l'intérieur de soi.
D'où viennent-elles ? Pourquoi surgissent-elles à ce moment précis ?
Parfois, il s'agit simplement de noms qui s'imposent et demandent à être proférés, presque chantés comme un refrain. On répète par exemple : "Malik Sidibé... Malik Sidibé". Et, allez savoir pourquoi, on est content.
22/3/18
Voici que cette matière, à la lumière du soleil, absorbe toutes les radiations du spectre sauf justement la radiation ocre, qu’elle renvoie à l’œil du promeneur. Pour la science physique, on ne devrait pas dire que la pierre est ocre, mais en somme qu’elle « refuse » d’être ocre afin de le paraître…
On pourrait ainsi garder en mémoire que les couleurs que nous voyons sont les mal-aimées - ou alors les cadeaux à nous offerts - des objets qui les renvoient. Penser que l’objet noir conserve toutes les radiations du spectre, et qu’il ne veut rien partager avec nous. Mystère des « trous noirs »… Se dire que les façades blanches nous éblouissent par la générosité totale manifestée par ce renvoi global du spectre chromatique. Merci aux petites maisons des îles grecques !
24/3/18
Nos viscères et leur état du moment… Les sensations internes quasi permanente qu’ils occasionnent, la cénesthésie sur laquelle ils pèsent de leurs spasmes lents, de leur vacuité ou de leur plénitude, de toute leur digestion laborieuse ! On n’ose croire que le taedium vitae des Stoïciens, la Nausée existentielle sartrienne se réduisent en fait à une désagréable et continue sensation viscérale, ou que la bonne humeur tienne moins de la sagesse que de la paix des viscères. Cependant, l’être sensitif prend garde à la cénesthésie et aux sensations viscérales du moment lorsqu’il se sent triste ou lorsqu’il est gai.
26/3/18
En se promenant, il se rappelle soudain que le monde, lorsqu’il était enfant lui paraissait immense, mais aussi surprenant, miraculeux et, à bien des égards, effrayant.
Aujourd’hui le savoir, l’habitude, la mémoire ont rapetissé le monde, l’ont banalisé. Et les peurs qu’il occasionne restent bien définies.
Eh bien, c’était l’enfant qui avait la sensation vraie… Le monde devrait toujours nous paraître démesuré, étrange, affolant. Miraculeux.
28/3/18
L’éclosion des bourgeons : des petites mains vertes s’ouvrant sur un grand ciel bleu…
30/3/18
Se sentir plus ou moins étranger sans savoir pourquoi.
Ce sentiment comme une musique étrange, partout et en sourdine. Au fond si l’on est un étranger ailleurs, comme parmi « les siens », peut-être alors est-on paradoxalement chez soi partout…