1/3/19
Les vieux... Courbés, cassés, ratatinés, desséchés. Regard fixe, vitreux, ahuri. Ils sont inertes ou alors pris de mouvements absurdes et répétitifs. À quoi peuvent-ils bien penser ?
Dans les derniers moments de la vie, on peut croire qu'ils ne pensent à rien et que, la tête vidée du souvenir, du projet ou de l'idéation, ils laissent le réel pleinement les envahir. Le réel qui fit toujours défaut quand, jadis, dans les années de jeunesse ou de maturité, le mental s'interposait, s'imposait toujours. Le réel qui maintenant triomphe, le réel dont ils se gavent avant de... Plus rien.
3/3/19
Films, romans, B.D., feuilletons... Combien, combien dans notre vie nous avons absorbé de fictions ! Et combien ces fictions nous ont donné une représentation fausse, tronquée, rassurante, idéalisée, mystifiante de la réalité ! Et combien nous avons eu besoin, à tous les âges, de toutes ces fictions pour nous distraire, divertir, voiler la face, illusionner !
Drogués par toutes ces fictions, avons-nous vécu vraiment notre vie ? N'avons-nous pas mêlé à notre histoire, à nos histoires personnelles, une bonne part de fictions trouvées ici et là ?
N'avons-nous pas surtout, grâce aux fictions (jadis ce furent les mythes, légendes et fables), évité remarquablement l'insupportable confrontation à la platitude immanente et à l'éphémèrité absurde, dérisoire de notre condition ?
5/3/19
Combien de fois s'était-il dit que s'il retrouvait exactement l'ennui de son enfance - quand il entendait en bâillant sa grand-mère et ses tantes jacasser interminablement l'après-midi, et quand il constatait que les aiguilles de l'horloge paraissaient immobiles -, s'il retrouvait cet ennui doux, stupide, innocent, alors il pourrait sans doute échapper à la mort ?
7/3/19
La seule réponse au néant dont nous disposions, c’est l’Être.
Se dissoudre dans l’Être. Expérience de l’extase : contemplation absolue, admirative, produisant une joie profonde et indicible.
Répétée, cette expérience de l’extase, rend plus supportable l’idée de notre néantisation, de notre mort. Il n’est donc pas besoin de faire ou d’obtenir des choses extraordinaires pour enfin pouvoir dire sereinement « j’ai vécu ». Il suffit de s’être suffisamment extasié pour sentir que nous nous sommes enfin réconciliés avec la perspective de notre effacement définitif.
11/3/19
« Être seul, comme l’enfant est seul », écrit Rilke dans « Lettres à un jeune poète ».
Te souviens-tu de ces moments d’application heureuse jadis, loin des autres ? Te souviens-tu de ces découvertes émerveillées ? Mais te souviens-tu seulement de ton enfance ?
13/3/19
Le futur dévalorise le présent par ses promesses chimériques. Le passé dévalorise le présent par ses illusions rétrospectives… Pauvre présent ! Déconsidéré, mal-aimé… Seul garant de notre rapport au réel pourtant.
15/3/19
Le promeneur dans une autre ville.
Il voit, écoute les gens... Ils ont une autre démarche, ils ont un autre accent. Ce qu'ils voient (l'architecture surtout) n'est pas la même chose. Les bruits sont différents (les tramways, les genres d'oiseaux...). Et aussi les odeurs ambiantes ne sont pas tout à fait ce dont il a l'habitude. Pourtant on est dans le même pays !
Mais il ne se fait pas d'illusions, car pour beaucoup, la seule réalité intéressante se situe au niveau des boutiques. Et alors là, ce sont les mêmes enseignes, les mêmes marques, la même publicité, la même esthétique. Pour ces gens-là du niveau des boutiques, toutes les villes du même pays se ressemblent, et les curiosités touristiques restent au fond marginales, secondaires, et peut-être moins importantes que les différences de climat.
17/3/19
Pour un peintre, rendre la luminosité du ciel est un défi auquel il répond en général par un contraste avec un premier plan sombre. L'incarnat, la couleur de la chair, est également un défi auquel, par des successions de beige, rose, orange pâle et rouge, il peut apporter une réponse.
Dans les deux cas, le défi tient à l'impalpable de l'énergie lumineuse dans un cas, et vitale dans l'autre.
19/3/19
Lorsque Dostoïevski nous dit que la beauté sauvera le monde, aujourd'hui l'on pourrait comprendre "écologiquement" que la beauté du monde, si toutefois les hommes la ressentent encore un peu, les retiendra peut-être de complètement le dévaster.
21/3/19
Le printemp. Le retour des saisons. Se sentir sécurisé par le cycle perpétuel, l'éterne retour. Et s'imaginer presque, sans trop l'avouer que, pris dans la boucle, on va peut-être...
Mais non, la cycle des saisons, ça tourne bien sûr, on dirait même de plus en plus vite. Et, un jour, effet de la force centrifuge, pschitt, on est éjecté !
23/3/19
La peinture, la photographie, le cinéma désignant aux hommes ce qui est beau. Sinon, dans leur grande majorité, ils ne le voient pas, ils passent à côté... Le seul fait d'être en quelque sorte prisonnier temporaire d'un cadre ou d'un écran invite et même oblige à regarder. Et cette attention sollicitée sur un fragment de réalité suffit à ce qu'on y découvre des formes, des couleurs ou une composition. Certes, on n'est pas forcément convaincu que c'est beau, mais on n'en est pas loin.
25/3/19
"J'ai la beauté facile et c'est heureux", dit Éluard.
Le promeneur se disait la même chose à partir des visages féminins. Il était heureux qu'il en trouvât autant de jolis, charmants, adorables... Car une beauté en chassait une autre, et il n'avait pas le temps ainsi d'être malheureux.
27/3/19
Le long du fleuve lent, verdâtre et paresseux, une allée sur la berge avec de jolis bancs réguliers... Peu de promeneurs sur l'allée en terre battue, quelques cyclistes et surtout des joggeurs, solitaires ou en groupe, attentifs à leurs performances. Mais personne sur les bancs, à lire ou rêver, ou juste contempler le voluptueux cours du fleuve, qui pourrait ressembler à celui de notre vie si nous n'avions pas sans cesse en nous ce démon du plus, qui a fait de la majorité cette grande armée des actifs jamais contents.
29/3/19
Étreints à l'aube par la représentation de toutes les souffrances qu'ont pu endurer les victimes innombrables. Des viols, guerres, tortures, brutalités en tous genres. L'imagination alors n'est pas "la folle du logis", comme l'écrivait Pascal, mais une faculté de présentation objective de la réalité.
Simplement elle évoque toutes ces horreurs ensemble et dans une courte temporalité. Mais cette évocation peut aussi porter un message se résumant à ceci : "L'humain nous accable, nous dégoûte, nous décourage... Nous n'avons plus envie de trop le fréquenter, de nous identifier à lui".
À l'aube il peut survenir cette idée folle de se métamorphoser en un chevreuil attentif aux bruits de la forêt.
31/3/19
"Vous n'êtes pas jolie, vous êtes pire !", aurait dit Victor Hugo à une actrice.
La beauté ne nous ravit pas seulement, elle peut nous ravager, entrant par effraction brutale dans notre conscience habituée, normalisée. Comment alors se défendre, si ce n'est par les mots quand on le peut ?