À propos de la critique d'art

LA CRITIQUE D’ART

 

     D’où vient la critique d’art ? A quoi sert-elle ? Pour mieux la comprendre, il faut d’abord avoir recours à son histoire. La critique d’art n’a pas toujours existé, et peut-être va-t-elle un jour disparaître…

 

I) Un historique

     La critique d’art est indissociable de l’histoire de l’art et de l’Esthétique. Elle a conquis ses lettres de noblesse tardivement. Il faut en effet attendre le Siècle des Lumières pour qu’elle devienne un genre spécifique, une réflexion spécialisée, indépendante, considérée progressivement même comme un genre littéraire.

     Depuis l’Antiquité, il y a eu plein de textes théoriques, de principes et de règles concernant l’art.

     Ces discours théoriques sont ambivalents par rapport à la critique : d’un côté, un aspect positif : les Vinci, Michel-Ange, Dürer élaborent des concepts qui serviront plus tard à la critique ; mais de l’autre, les règles édictées constituent des dogmes qui peuvent devenir indiscutables, stérilisateurs... Il y avait aussi les corporations, les guildes (associations entre artisans et commerçants), les Académies et tout cela constituait des discours normatifs bloquant la naissance d’une critique d’art. Par ailleurs, l’artiste s’émancipe à la Renaissance jusqu’à conquérir une véritable indépendance au XIXe siècle. Dans le journal Le Mercure Galant créé en 1672, et futur Mercure de France, il y a encore, dans les commentaires sur les œuvres exposées dans les premiers « Salons de peinture », une vision de l’histoire et une esthétique totalement marquées par une idéologie. On peut dire que la rupture se fait avec Diderot, qui défend la force expressive de l’image (Salon 1767). Cette conviction sera développée un siècle plus tard par Baudelaire.

     Diderot est le pionnier d’une critique subjective reposant sur l’émotion. Par ailleurs avec ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1718-1719), Jean-Baptiste Dubos (1670-1742) prend des distances par rapport aux normes référentielles et catégorielles. Diderot introduit une idée fondamentale qui va bouleverser la perception de la peinture à partir de cette notion d'impression immédiate. Dans ses neuf Salons (qui restent confidentiels, c’est important, publiés seulement en 1798, après sa mort), Diderot adopte une grande liberté de ton, et pose le problème du goût.

     La critique devient alors l’égale de l’esthétique, mot lancé par Baumgarten. Dans ses Essais sur la peinture, Diderot énonce des principes fondamentaux de la critique en pointant la relation privilégiée entre l’art et l’homme qui tend à des valeurs spirituelles. Bien entendu, Diderot ne peut pas penser plus loin que l’art de son époque et, pour lui, conception et expression sont au service du vraisemblable. Diderot oscille toujours entre raison et sentiment, équilibre et effusion.

     Ensuite sous l’influence de l’Angleterre (large diffusion de l’ouvrage de William Hazlitt On Pleasure of Paintings 1820), le sentiment supplante la raison, jusqu’à la réaction conservatrice du néo-classicisme.

     Baudelaire : Il apprécie la critique « partiale, passionnée, politique » de Diderot, dont les textes des Salons sont republiés alors. Baudelaire introduit le principe fondamental sur lequel repose aujourd’hui encore la critique d’art, celui de la modernité. Par opposition à des canons de la beauté intangibles, éternels… Il défend  surtout l’imagination, l’inspiration et le génie. Au XIXème siècle, la critique bénéficie de bouleversements significatifs comme : la liberté de la presse, le développement des journaux et des revues illustrées, apportant de l’information à une bourgeoisie éclairée, avide de se constituer une collection d’œuvres d’art. Les écrivains gagnent leur vie en partie publiant leurs commentaires sur les Salons qui se multiplient, dont le fameux « Salon des Refusés » de 1863. De 1845 à 1859, de Salons en Salons, Baudelaire va se forger une esthétique qui nourrit son œuvre poétique (cf. le poème Les Phares). La notion de « beau idéal » qu’il célèbre dans son Hymne à la beauté préfigure le symbolisme, voire l’ésotérisme de Mallarmé. Baudelaire célèbre Delacroix le romantique, Courbet le réaliste, Constantin Guys avec Manet, les deux incarnant la « vie moderne ».

Les sciences humaines : dans la deuxième moitié du XXème siècle, la critique affirme sa spécificité et son indépendance vis-à-vis de l’histoire de l’art. Elle s’enrichit de nouvelles catégories d’analyse apparaissant sous l’influence des sciences humaines (psychanalyse, sociologie, linguistique, sémiologie), de doctrines philosophiques (existentialisme, structuralisme).

     En outre, la critique tend à une spécialisation par art, donnant lieu à des textes d'une grande richesse. Mais au XXIème siècle, la production massive de l'"industrie culturelle", la globalisation de l'économie ouvrant à des oeuvres d'autres aires culturelles, la crise de la presse et la restriction des espaces consacrés à la critique, les pratiques de consommation oublieuses affaiblissent une critique d'art, dont une bonne partie du public ne comprend plus les analyses et évaluations.

 

II) Une problématique

L’esthétique étudiant le jugement d’appréciation sur l’art/non-art, le beau/laid, légitime, voire nécessite la critique d’art.

Bien que la dimension historique, évolutive de la critique d’art ne doive jamais être négligée, une analyse générale de son fonctionnement, des problèmes qu’elle soulève peut être tentée.

 

La critique est un acte de communication, également une forme littéraire.

En tant qu’acte de communication spécifique, plus précisément de médiation, la critique peut s’analyser selon un schéma de communication.

En prenant le modèle classique d’Harold Lasswell, lequel s’était intéressé à la communication de masse, il convient alors de répondre à son propos aux cinq questions : qui ? dit quoi ? par quel canal ? à qui ? avec quels effets ?

 

Qui ? Le critique, sa formation, son origine sociale, ses motivations (voire mobiles inconscients).

Quoi ? Sa critique, type et ampleur du message, part des dimensions informationnelles (journalisme culturel), analytiques, évaluatrices.

Par quel canal ? Presse écrite (quel journal ?), médium radio, télévisuel, internet ?

À qui ? Son audience, le milieu social, la culture de référence, l’âge, etc. des récepteurs

Avec quels effets ? Dissuasif ou incitatif pour le public, potentiellement nuisible ou porteuse pour l’œuvre et son créateur, avec des effets économiques parfois conséquents.

 

La lecture de ces différents éléments fait apprécier le poids de certains déterminismes dans la critique. D’autant plus actifs qu’ils ne sont pas conscients. Pour prendre quelques exemples :

en a), le critique est-il au départ un journaliste ? Ou un professeur ? Ou un artiste lui-même ? Et quelle est sa classe d’origine avec le « goût » qui lui est accolé (cf. Bourdieu) ?

en b), n’a-t-il droit qu’à des notes brèves, ou peut-il s’étaler ? Son message est-il joint à un reportage sur l’artiste ?

en c), son support est-il généraliste ou spécialisé ? D’accès libre ou payant ? Quelle est son éventuelle couleur politique ?

en d), son public est-il précisément ciblé, ou bien ouvert ?

en e), sa notoriété (dépendant du support, largement) peut-elle être très dommageable à un artiste négativement critiqué ?

 

Braddock a complété le questionnaire de Lasswell avec deux questions complémentaires :

Dans quelles circonstances ? On imagine aisément que le contexte socio-historique d’une critique peut déterminer, ou simplement peser sur son contenu. Voir conclusion.

Avec quels buts ? Le but du critique, de sa critique peut par exemple être de défendre une œuvre injustement méconnue. Mais les effets obtenus peuvent ne pas être à la hauteur de ses intentions, voire donner une impression contre-productive d’élitisme (problème du divorce supposé de la critique et du public).

 

À ce schéma de communication, il faut rajouter le feed-back (le critique reçoit-il les réactions de son public ? Est-il influencé par eux ?) et surtout les référentiels communs ou différents entre son public et lui. À ce niveau peut se situer un écart significatif - pouvant nuire à la communication - entre l’érudition, les connaissances accumulées du critique (à l’origine du critique d’art, le « connaisseur »...) et celles de son public.

 

La critique rencontre au moins trois difficultés :

1) Le subjectivisme, la pure subjectivité du jugement. Pourquoi alors cette subjectivité serait-elle plus pertinente, dans la réception et/ou l’évaluation d’une œuvre, qu’une autre ?

2) La référence privilégiée à un critère d’appréciation, à un style, une école, qui fait obstacle à la saisie de la nouveauté, de l’invention artistique.

3) La pression inconsciente d’un goût déterminé socialement : classe sociale ou micro-milieu (cf. Bourdieu ou Abraham Moles).

 

1) Certains critiques prônent, revendiquent, cultivent la pure subjectivité. « Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre », disait Anatole France. Mais alors le public doit s’intéresser à cette « âme », s’identifier à elle. La séduction d’une écriture y contribue largement. Mais le risque du narcissisme n’est pas absent.

 

2) et 3) : Pour éliminer les deux difficultés suivantes, certains critiques ont refusé de donner pour fin à leur travail un jugement d’appréciation. La critique serait une mise en relation et/ou une analyse, pas une évaluation. Cette attitude, plus ancienne qu’on l’imagine, se traduit alors par un travail historique (cf. Brunetière en littérature), socioculturel, sémiologique, herméneutique.

Cependant une telle restriction, tentante, placerait au même niveau l’original et ses copies, le créateur authentique et ses plagiaires. Pourrait-elle de surcroît saisir la transcendance d’une œuvre révolutionnaire, profondément originale, qui bousculerait les grilles d’analyse ?

 

Une tentative, qui semble logique, pour surmonter ces problèmes de la critique, consiste à poser que l’artiste doit être jugé à partir de ses propres intentions. Cette attitude, plus humble, évite les trois difficultés, à la fois, citées plus haut. Le critique entrerait dans le jeu déterminé par l’artiste, l’expliquerait à son public, et il apprécierait de l’extérieur la réussite plus ou moins marquée de ses œuvres par rapport à un projet initial, original.

 

Enfin, comprendre de l'intérieur, et faire comprendre comment une œuvre est fabriquée, d’où elle tire sa puissance, quels sont ses effets et quelles causes les ont produits : ce travail, à la fois analytique et synthétique, pourrait compléter le précédent.

 

 

Peut-être serait-il judicieux de conclure en revenant à la première partie, historique, en posant le rôle et la valeur de la critique par rapport justement au contexte capitalistique actuel de l’« industrie culturelle » (Adorno), de la consommation culturelle, qui tendent à indifférencier les œuvres par le seul acte consumériste, à favoriser l’amnésie, à négliger ou effacer la dimension critique et utopique inhérente à maintes créations artistiques.

La critique consisterait alors en cet acte éthique de communication/médiation résistant (et appelant à résister) au laminage, à la banalisation, à l’oubli, à la « désublimation » (Marcuse) dans lesquels l’art et ses œuvres peuvent largement être tenus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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