S'aliéner par les images, se libérer par elles
L'aliénation, c'est-à-dire une forme d'asservissement par la dépossession de soi, de sa liberté, peut conduire les hommes à se perdre dans ce qu'ils ont eux-mêmes créé. Ils peuvent par exemple adorer jusqu'à se perdre, se nier, une créature issue de leur propre imagination, qu'ils parent de toutes les vertus et qui deviendrait leur... Créateur : "L'homme est appauvri de ce dont Dieu est enrichi", écrivait Feuerbach, théoricien de l'aliénation. Les déterminations divines ne sont pour ce philosophe en fait que des déterminations humaines absolutisées.
Il en va de même pour les images. Les hommes risquent de chérir ce double qui, lui, est immortel et, comme Narcisse, se perdre dans la contemplation de leur propre reflet idéalisé. Cette prédominance actuelle de l'idole, qui n'est plus divine comme par le passé, mais seulement surhumaine (de Tarzan à Superman, etc.) continue l'histoire de la civilisation saisie à travers l'aliénation suscitée par ses propres représentations idéalisées : des premiers rites et images mortuaires aux stars du cinéma. La dématérialisation de l'idole, du faisceau lumineux cinématographique (cf. le sujet du film "La Rose pourpre du Caire") aux pixels, la rend encore plus envoûtante. Et l'on passe d'une folle exaltation, liée à l'identification à ces figures surnaturelles, à une forme de dépression en face de la réalité.
Il suffit, comme exemple, de constater l'abattement que l'on peut éprouver en sortant du cinéma devant la foule grise, terne, mais bien réelle... Le spectateur a ainsi vécu dans une espèce de symbiose émotive avec de purs fantômes. Fantômes et vampires, car pendant le spectacle la figure fictive s'était en quelque sorte "nourrie" de la vie du spectateur, de ses émotions, et après le spectacle, le spectateur se "nourrira" de sa figure fictive (clubs de fans, etc.). Mais Guy Debord va plus loin : le spectacle, l'industrie spectaculaire et ses images, idoles, nous séparent de nos véritables désirs, et suscitent un un rapport social distendu. Il écrit : "Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images".
Le sentiment de déréalisation de celui qui est aliéné par les images peut aller jusqu'à l'onirisme, cet état mental dans lequel on prend ses rêves pour la réalité. Il est vrai que les images, l'artifice des images joue un rôle de substitution, offrant à la conscience une illusion qui compense les lacunes de la réalité. Les films érotiques compensent la misère sexuelle, les films d'action compensent la faiblesse et la fragilité physiques. Se perdre, s'oublier dans ces images consolatrices ne demande pas d'efforts de surcroît... Mais, pour Freud, ces satisfactions substitutives coûtent plus cher à la longue, et rapportent moins que les satisfactions réelles. Mieux vaudrait donc pour s'épanouir la maîtrise du réel ou, à la rigueur, la création/sublimation, laquelle est aussi une confrontation à la réalité (d'un medium, quel qu'il soit, de son inertie et de ses résistances).
Les satisfactions de substitution par les images finiraient par rendre les humains moins sensibles aux satisfactions réelles. Un peu comme le drogué que tout ennuie, en-dehors de sa drogue.
Les émotions directement déchargées sur des leurres n'ont pas pu être complexifiées par des sentiments que l'intellect a légitimés, enrichis. Ces émotions aisément déchargées sur des images ne finissent-elles pas par mutiler la personnalité ?
Aujourd'hui, grâce aux prodiges de l'iconosphère (B.D., cinéma, télé, vidéo, hologrammes, etc.), on peut constituer un univers magique qui peu à peu nous rend étrangers à soi et au monde. On préfèrera peu à peu l'évasion à l'action, la distraction à l'engagement, la rêverie au vécu intense, l'illusion à la maitrise, etc. Il y aurait toute une pathologie addictive de l'homme aliéné par les images.
Notons que la critique, allant jusqu'à l'interdit ("Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses... etc." Livre de l'Exode), des images, des idoles, a d'abord été portée par des religions comme le judaïsme (critique prolongée par l'Islam ou le protestantisme), mais au profit d'un... irréel abstrait, sans représentation possible.
Cependant la critique des images, de Freud à Debord, ne vaut, ne se justifie que si ces dernières sont prises pour la réalité, compensent une réalité mal assumée ou maîtrisée. Si le sujet se perd en elles, se laisse par elles complétement ensorceler. Mais si elles sont prises, reconnues pour ce qu'elles sont, à savoir des images, et étudiées, analysées dans leur langage, leur histoire, leurs effets, etc., alors elles constituent un espace de réflexion gigantesque et passionnant pour l'esthétique (de la sémiologie de l'image à la critique de cinéma cinématographique). Mieux, reconnaître une image pour ce qu'elle est, comprendre comment elle fonctionne, c'est encore plus se donner les moyens de défaire de la réalité toutes les images qu'inconsciemment nous projetons sur elle.
L'homme comme être d'imagination ET de raison. L'imagination créatrice lui permet de produire de nouveaux possibles. La raison analytique lui permet de décortiquer les images qu'il a lui-même produites. Le péril est donc plutôt dans cette passivité qui nous rend consommateurs d'images et affaiblit notre rapport au réel, physique et social. Cette passivité que l'iconosphère peut entretenir si l'on n'y prend garde...
Les tyrannies modernes n'ont plus tellement besoin de chaînes et de police, mais d'un gavage systématique par d'énormes quantités d'images manipulatrices.