Pourquoi l’art (ici entendu comme les arts plastiques) aujourd’hui se désengage.
On est en droit de se plaindre - se rappelant l’œuvre immense, majeure, de Picasso, Guernica par exemple - en ce début de XXIème siècle que l’art soit de moins en moins engagé, "politique", surtout si on le compare à l’art de l’après-guerre (14-18 et 39-45) ou bien à celui des années 70. Un certain nombre de raisons rendent compte de cette situation :
D’abord les artistes peuvent toujours individuellement, grâce à des textes, des manifestes médiatisés, se mobiliser pour telle ou telle cause politique, mais juste en tant que citoyens. Ils peuvent ajouter leur nom, leur signature plus ou moins prestigieuse à des pétitions. Ce qui a l’avantage de ne pas mettre leurs œuvres au service d’une critique sociale et/ou d’un idéal politique, préservant ainsi l’autonomie de ces œuvres.
Ensuite, ils constatent d’expérience que le marché n’apprécie pas les œuvres nettement politiques. Après tout, les collectionneurs font majoritairement partie de cette bourgeoisie qui, des professions libérales au patronat, pourrait se sentir directement ou indirectement visée par cet art engagé… Mais il n’y a pas que le marché qui s’écarte de l’art engagé : les institutions également ne veulent pas beaucoup entendre parler de tels sujets clivants. Fragilisées, elles fuient la polémique, obsédées par un scandale qui leur coûterait une subvention, et/ou par la billetterie indiquant un intérêt médiocre pour les sujets politiques. Une exposition ambitieuse comme Face à l’Histoire au Centre Pompidou, par exemple, ne rencontra pas le succès attendu pour un tel niveau de qualité. Il convient donc de se demander ce qui se passe dans l’esprit du public…
Enfin, troisième raison, l’effondrement du communisme et du maoïsme, le déclin des grands récits d’émancipation (cf. Jean-François Lyotard), l’effritement de la passion révolutionnaire au profit de luttes ou résistances sectorielles (ZAD, etc.) ont affaibli l’intérêt du public pour les œuvres d’art à portée politique. Mais par ailleurs, il est vrai que des arts « mineurs » de masse ont pris la relève : ainsi une part non négligeable de la bande dessinée contemporaine s’est politisée, tout comme un certain street art (cf. les images percutantes du Britannique Banksy). Et puis, hors des arts plastiques, la photographie, le film documentaire (« cinéma du réel ») ont absorbé le champ politique négligé par la majorité des plasticiens (on peut bien sûr citer des artistes actuels comme Leon Golub, Maurizio Cattelan, Aï Weiwei, Fabio Mauri, Aboubacar Traoré, etc. comme contre-exemples, mais ils sont minoritaires).
Il est sans doute utile, à ce niveau, d’aborder de façon générale, en le rappelant, le problème esthétique, formel, du message politique dans une œuvre d’art.
Déjà, une peinture qui veut faire passer un message politique, glorifiant une régime ou une figure historique, risque de plomber sa potentielle polysémie (chacun, à la limite, y trouvant une signification différente) sous la monosémie d’un message qui doit à tous prix s’imposer : de « Napoléon était un grand homme » (Gros, David) au réalisme socialiste en passant par l’art fasciste, etc. Est-ce encore de l’ « art » d’ailleurs que cette grossière imagerie de propagande ? L’art militant, pétitionnaire ou partisan devrait donc perdre en subtilité, en qualités formelles, ce qu’il gagnerait en lisibilité…
Mais n’est-ce pas dû à la médiocrité de l’artiste ou au fait qu’il est trop bridé par une propagande ? Après tout, s’il possède beaucoup de ressources et, en plus, exprime de lui-même, comme Goya, son émotion authentique devant l’horreur d’une invasion ennemie - napoléonienne en l’occurrence -, il réalise avec Tres de Mayo par exemple une œuvre majeure, et en plus engagée aux côtés de la résistance espagnole cruellement réprimée.
Par ailleurs n’y a-t-il pas souvent un message, implicite et ou explicite, dans nombre de peintures qu’on trouve dans les musées ? Par exemple : « le Christ est une figure sublime qui a souffert pour racheter nos péchés » (peintures médiévales), « Les monarques absolus méritent leur pouvoir » (peintures du Grand Siècle), « La Nature est une valeur supérieure » (peintures romantiques allemandes), etc. L’art engagé n’est, somme toute, que le prolongement de cette peinture à message, plus fréquente et variée qu’on le pense.
Le problème se situe donc toujours au niveau du talent de l’artiste, de sa résistance et de son inventivité formelles par rapport au discours, au message, au contenu (idéologique, politique, etc.), au niveau de la profondeur du sentiment qui l’a conduit à s’engager. Par exemple aujourd’hui chez un peintre de valeur, une sensibilité écologique venant de loin, sincère et passionnée, pourrait normalement inspirer une œuvre de qualité, tout comme naguère F-111 de James Rosenquist qui dénonçait avec force l’impérialisme américain en pleine guerre du Vietnam.
En conclusion, l’art engagé, « politique » n’est pas condamné a priori à la pauvreté formelle, à la simplification. Il existe de multiples manières d’exprimer picturalement quelque valeur, quelque critique... C’est l’époque qui, étant plus ou moins porteuse, réceptive à l’égard de ce genre d’œuvres, a tendance à décourager ou encourager le plasticien à exprimer par son art ses convictions politiques. Il faut toujours garder en tête le puissant Guernica de Picasso, et ne pas se résoudre à laisser à d’autres arts visuels le soin de prendre en charge l’art engagé.