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Art et jeu
ART ET JEU
Introduction = Pour le grand public, l’art contemporain n’est pas d’une réception facile. Or on peut utiliser trois qualificatifs pour définir une bonne part de sa production : ludique, conceptuel, expérimental. Par le biais de cette dimension ludique surtout, on peut sensibiliser davantage les publics à maintes démarches de l’art contemporain… Mais d’abord qu’est-ce que le jeu, et quels sont les rapports possibles entre art et jeu ?
I) Le jeu, les jeux
On peut définir le jeu comme 1) une dépense d’activité physique ou mentale qui n’a pas de but immédiatement utile, ni même de but défini, et dont la seule raison d’être pour celui qui s’y livre est le plaisir spécifique même qu’il y trouve. Pensons aux jeux de société, aux jeux d’esprit...
Il ne faut pas se laisser détourner de cette gratuité fondamentale par des pratiques et fonctions parasites ayant parfois dénaturé le jeu. Certains tricheurs jouent uniquement pour gagner de l’argent, mais c'est une perversion du jeu.
C’est aussi 2) l’organisation de cette activité sous un système de règles définissant un succès et un échec, un gain ou une perte. Ce qui introduit la notion 3) d’enjeu, soit ce que l’on risque de perdre ou ce que l’on peut gagner à cette occasion.
Même si dans nos sociétés technologiques, on oppose ce qui est sérieux aux jeux, associant ces derniers au monde de l’enfance, il n’en fut pas toujours et partout ainsi… Pour les anthropologues, les jeux et les arts dans les sociétés traditionnelles sont inspirés par leurs conceptions mythiques et magico-religieuses, ils s’intègrent dans les rites.
Dans Homo ludens, Huizinga affirme qu’il ne faut pas définir le jeu en l’opposant à ce qui est sérieux, car les rites religieux et les institutions qui ont fini par devenir des jeux ont simplement été détachées d’une finalité première. Ainsi, partout le théâtre a trouvé ses origines dans le culte, les rites. De la même façon, des objets qui furent jadis rituels sont maintenant des jouets pour les enfants modernes : les masques, objet religieux devenu accessoire de carnaval, le damier qui, dans l’Égypte antique était associé aux rites funéraires, le cerf-volant qui, en Asie était un symbole de l’âme, les poupées qui étaient des amulettes ou des représentations de divinités (cf. les poupées katchinas des Indiens Zunis). Ces origines sacrées du jeu le rapprochent de l’art, dont les origines sont également sacrées
Il y a 70 ans, un mathématicien (von Neumann) et un économiste (Morgenstern) produisaient une Théorie des jeux.
Selon eux, on peut classer les jeux en cinq séries :
Les jeux à information complète (les échecs) et ceux à information incomplète (le bridge).
Les jeux à somme nulle (ce que l’un gagne, l’autre le perd) et les jeux à somme non nulle (le loto où tout le monde peut perdre)
Selon le nombre joueurs
Selon que le jeu est coopératif ou non
Selon que les espérances de gain ou de perte sont entièrement connues ou non.
II) Théorie de l’art comme jeu
L’origine de cette théorie remonte à Kant et Schiller ; elle a été développée par Spencer dans ses Principes de Psychologie. L’idée fondamentale est que le caractère propre de l’art comme du jeu est le désintéressement. Pour Kant, le plaisir spécifique du beau tient au libre jeu de nos facultés. Aussi bien l’art que le jeu, selon Spencer, emploient le surcroît de forces que les activités vitales nécessaires laissent disponibles. Une fois satisfaits les besoins vitaux, on joue ou l’on s’adonne aux activités artistiques parce que l’on a des forces en excédent qu’il est agréable de « dépenser pour rien ».
Le désintéressement de l’art est incontestable, ce qui le distingue des activités pratiques. L’esthétique nous détourne même de l’utilitaire : quand on admire une abondante corbeille de fruits, on retarde le moment d’y porter la main. Et quand on contemple l’urinoir de Duchamp, on ne pisse pas dedans… Et dans le même sens, on peut dire que l’art et le jeu sont des luxes, dans le sens qu’ils sont superflus par rapport aux besoins vitaux. Maintenant, est-ce qu’on ne peut pas dire comme Voltaire que « le superflu est très nécessaire » ?
Il y a bien un moment où il faut dépenser ce qu’on a gagné, épargné en temps, en énergie, en argent. Cette dépense alors n’est pas un investissement.
Le jeu, comme certains arts, se meuvent dans une ambiance d’illusion volontaire consentie.
Le réel n’est alors perçu que pour servir de tremplin à l’imaginaire, ou pour donner une représentation de l’apparence des choses, sans la présence de ces choses. On joue, au sens théâtral ou du « jeu de rôles », c’est-à-dire qu’on devient un personnage qui joue dans une histoire. L’enjeu, c’est de bien se prêter au jeu. Si on n’y croit pas (on reste dans la réalité), ou si l’on y croit trop (on croit que ce semblant c’est du réel), alors c’est la folie possible.
Entre le jeu et l’art, il y a une continuité. Spencer cite le cas du patinage, dépense d’énergie certes, mais dont la grâce offre déjà un caractère esthétique. Les déguisements, le carnaval, les fêtes (pensons aux « divertissements » du XVIIème siècle) tiennent à la fois du jeu, du spectacle, de l’œuvre d’art.
III) Des exemples variés
*Duchamp, qui était d'ailleurs un grand joueur d’échecs
exemples : Fresh Widow (fenêtre avec des carreaux noirs)
Le titre de cette œuvre tient à l'un de ces calembours qu'affectionne Duchamp. Ainsi faut-il savoir, qu'aux Etats-Unis, les fenêtres s'ouvrent en coulissant à l'horizontal. Quant aux fenêtres à battants, rares, elles sont appelées « fenêtres françaises », French Windows.
De French Window à Fresh Widow, cette fenêtre devient une « veuve effrontée », en référence au noir de ses carreaux. Mais, au-delà du jeu de mots, c'est la tradition picturale occidentale, la conception du tableau comme « fenêtre ouverte sur le monde »
Publication de Rrose Sélavy, recueil de contrepèteries et de jeux de mots.
*L'OuLiPo
L'OuLiPo est un groupe d'écrivains qui fut fondé en France, en 1960. Son nom est l'acronyme d'Ouvroir de littérature potentielle. Fondé d'abord pour venir en aide à Queneau dans la rédaction de ses Cent mille milliards de poèmes, l'OuLiPo se mit bientôt à utiliser des contraintes littéraires du passé (comme le lipogramme : texte dans lequel l’auteur s’est imposé de ne faire figurer que des mots dépourvus d’une certaine lettre) et à en inventer de nouvelles. En travaillant sur le matériel du texte, sur des «patrons» d'écriture, il est possible de rendre lisible une infinité de textes, potentiellement inscrits dans les contraintes littéraires utilisées.
Quelques membres :
Italo Calvino
(1923-1985)
Écrivain italien et membre de l'OuLiPo, Italo Calvino est l'auteur d'une oeuvre très vaste grandement inspirée de l'histoire (la trilogie Nos aïeux, 1952-1959), de la science-fiction (Cosmicomics, 1965) et des exercices combinatoires (Les Villes invisibles, 1972 ; Le Château des destins croisés, 1973 et Si par une nuit d'hiver un voyageur, 1979). Par exemple, son roman Le châteaux des destins croisés est structuré à partir de la disposition de cartes de tarot sur une table.
Georges Perec
(1936-1982)
Membre de l'OuLiPo à partir de 1966, Georges Perec est très connu pour avoir écrit un roman entier sans utiliser la lettre « e » : La Disparition (1969). Il publia un de ces romans les plus connus, La vie mode d'emploi, en 1978.
Raymond Queneau
(1903-1976)
Raymond Queneau est un des membres fondateurs de l'OuLiPo. Son entreprise d'écrire cent mille milliards de poèmes est en partie à la base de la fondation de l'ouvroir. En résumé, ce travail d'écriture impliquait la composition de 10 sonnets dont tous les vers pouvaient se recombiner entre eux (à l'intérieur du même sonnet ou avec ceux des 9 autres). D'autres oeuvres très connues de cet auteur sont Zazie dans le métro (1959) et Exercices de styles (1947 et 1963).
Jacques Roubaud
(1932-)
Écrivain et mathématicien, Roubaud est l'auteur d'une oeuvre marquée par les contraintes littéraires et les modèles mathématiques. Par exemple, son recueil Trente et un au cube (1973) est composé de 31 poèmes de 31 vers, de 31 syllabes chacun. Il est aussi l'auteur du poème « La Disparition » placé en exergue du roman du même nom de Georges Perec.
*L’art cinétique
Certains artistes opto-cinétiques se sont réunis dans un collectif, le Groupe de Recherche d'Art Visuel (GRAV) avec pour but de permettre à tous de pouvoir approcher leur art (Horacio Garcia Rossi, Julio Le Parc, François Morellet, Francisco Sobrino, Joël Stein, Yvaral). C'est pourquoi ils ont privilégié un art accessible directement par le spectateur où ce dernier peut toucher et manipuler les œuvres. Ainsi le manifeste du GRAV contenu sur un tract distribué lors de la 3e biennale de Paris en octobre 1963 s'intitulait Assez de mystifications et contenait les lignes suivantes :
« Nous voulons intéresser le spectateur, le sortir des inhibitions, le décontracter.
Nous voulons le faire participer.
Nous voulons le placer dans une situation qu'il déclenche et qu'il transforme.
Nous voulons qu'il s'oriente vers une interaction avec d'autres spectateurs.
Nous voulons développer chez le spectateur une forte capacité de perception et d'action. »
*L’art ludique
Abolissant les frontières entre bande dessinée, manga, jeu vidéo, cinéma live action ou film d’animation, l’Art Ludique met en valeur les œuvres des créateurs d’univers qui marquent notre imaginaire et influencent la culture de notre siècle. Les dessins, peintures et sculptures réalisés par les grands studios d’animation, les dessinateurs de Super Héros, les designers de décors de films ou de personnages de BD disposeront désormais d’un véritable lieu d’exposition à la mesure du génie de leurs créateurs, dont les productions sont admirées dans le monde entier.
*L’art contemporain
Le deuxième personnage, qui entreprend de nous dire ce que doit être l’art dans les années 1970, est le commissaire d’exposition. Là, l’acteur majeur est bien sûr Harald Szeemann. Son exposition, Quand les attitudes deviennent formes, en 1969 à la Kunsthalle de Berne, impose le désœuvrement, donc une vraie rupture avec la modernité, comme définition de l’art : l’art n’est plus œuvre, mais attitudes d’artistes. Désormais l’art n’a plus à s’occuper du monde, d’en venir ou prétendre y retourner en vue de l’augmenter. L’art est devenu ce système dont la seule fonction est de se reproduire : autoréférentialité ! Là où l’art moderne produisait des formes qui absorbaient leur producteur, l’art contemporain exhibe l’artiste qui, seul, s’expose. Pour accréditer cette nouvelle définition, Harald Szeemann a encore besoin de faire référence à des artistes : comme Saint Paul parlant au nom du Christ, il est le lieutenant de Marcel Duchamp.
Mais bientôt arrive le temps où l’on pourra se passer de toute collaboration d’artistes pour définir l’art, leur intimant de rester de simples figurants dans l’énorme kermesse des loisirs culturels et des vanités. Ce temps, nous y sommes, est celui où c’est le collectionneur qui impose au marché sa propre définition de l’art comme jeu spéculatif dans tous les sens de ce terme. C’est le temps des Saatchi, des Pinault… Plus d’artistes, plus d’œuvres, plutôt des manifestations plus conformes à une fashion week où des pseudo-transgressions divertissent le bourgeois, paraît-il bohême. Seuls les artistes qui osent se présenter comme des vendeurs organisés de bimbeloterie high-tech sont starisés. L’adoubement s’effectue en vente publique à coup de millions d’euros. C’est notre temps sociétal, politique et culturel où nous sommes englués dans un présent perpétuel qui s’auto dévore en surproduction de lui-même. Un temps où le passé est devenu un parc d’attractions pour touristes et où le futur n’est plus pensable : oui, cher Yves Klein, tu nous manques, même si tu as un peu contribué à cette impasse.
Pour Nathalie Heinich, sociologue de l'art :
Depuis le début du siècle, et plus radicalement depuis les années cinquante, les avant-gardes artistiques réitèrent sous différents angles l’opération qui consiste à transgresser une frontière - et, en la transgressant, à la donner à voir - de l’art, lui-même tel que le définit le sens commun (beauté, expressivité, signification, pérennité, exposabilité, et jusqu’aux matériaux traditionnels que sont la peinture sur toile et la sculpture sur socle), ou bien les frontières matérielles du musée, ou encore les frontières mentales de l’authenticité, ou les frontières éthiques de la morale et du droit. Ainsi s’est constitué un nouveau “ genre ” de l’art, occupant une position homologue de celle de la “ peinture d’histoire ” à l’âge classique.
À cette déconstruction des principes canoniques définissant traditionnellement l’œuvre d’art, les différentes catégories de publics tendent bien sûr à réagir négativement, en réaffirmant – parfois violemment – les valeurs ainsi transgressées. Mais peu à peu, les médiateurs spécialisés (critiques d’art, galeristes, collectionneurs, responsables institutionnels) intègrent ces transgressions en élargissant les frontières de l’art, provoquant ainsi de nouvelles réactions – et de nouvelles transgressions toujours plus radicales, obligeant les institutions à toujours plus de permissivité, et instaurant une coupure toujours plus prononcée entre initiés et profanes.
C’est là le jeu à trois partenaires, ce “ triple jeu ” qui donne sens aux étranges avatars des avant-gardes actuelles. Pour le comprendre, il faut donc s’intéresser non seulement aux propositions des artistes (peintures et sculptures, installations et assemblages, performances et happenings, interventions in situ et vidéos), mais aussi aux réactions auxquelles elles donnent lieu (gestes, paroles, écrits) et aux instruments de leur intégration à la catégorie des œuvres d’art (murs des musées et des galeries, argent et nom des institutions, pages des revues, paroles et écrits des spécialistes). Aussi faut-il associer ces trois approches trop compartimentées que sont la sociologie des œuvres, la sociologie de la réception et la sociologie de la médiation. Dans l’atmosphère de lutte de clans qui entoure aujourd’hui l’art contemporain, partisans et opposants se demanderont sans doute de quel bord est issue cette réflexion. Elle a toutes chances de conforter et d’agacer les uns comme les autres : elle agacera ses adversaires en confortant ses défenseurs, parce qu’elle montre que les pratiques artistiques les plus déroutantes obéissent à une logique, ne sont pas “ n’importe quoi ” ; et elle confortera ses adversaires en agaçant ses défenseurs, parce que la logique qu’on y découvre n’est pas forcément du même ordre que celle qu’y voient spécialistes ou amateurs. Mais il ne s’agit plus ici de prendre parti dans les querelles virulentes à propos de l’art contemporain : il s’agit de prendre pour objet (entre autres) ces querelles, en mettant en évidence ce qui les sous-tend – pour le plaisir de comprendre non seulement le jeu de l’art contemporain, mais aussi les valeurs dont il joue, et qui concernent tout un chacun.
IV) Les limites du rapprochement art/jeu
Le jeu ne vise qu’à une sorte de récréation passagère, disparaît sans produire de valeurs permanentes, l’art a créé des œuvres durables. Il est vrai que l’art contemporain semble souvent ne pas vouloir s’inscrire dans une longue durée, accepte l’éphémère. Le jeu ne divertit que les participants ou au plus les spectateurs immédiats, tandis que l’art a une vocation d’universalité dans le temps comme dans l’espace.
Par ailleurs l’art possède traditionnellement une profondeur de sens que ne possède pas le jeu. Tout n’est pas illusion en lui. L’illusion n’est que sa façade, et il a une profondeur, une gravité, un tragique que révèle en particulier le fait que l’artiste n’est pas un dilettante et peut sacrifier sa vie à son art. Du côté de l’amateur, la réception peut conduire au même dépassement de soi que le sentiment religieux.
C’est sans doute parce qu’il y a un certain public qui reste attaché à ces dimensions de gravité, d’insciption durable dans le temps que l’art contemporain ne l’intéresse pas ou peu.
A ce public, il faut proposer l’art contemporain comme une expérience de se prêter au jeu.
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