Tempête sous un crâne... Dans la tête du critique.
Ce qui se passe entre un critique et son objet reste d'une complexité dont peu se doutent !
En effet, nous avons affaire à la rencontre d'un des objets les plus complexes qui soient, une oeuvre d'art, avec un humain, par définition complexe, auquel va se rajouter le rôle qu'il joue, lui le critique. Il y a par exemple des positions de principe du critique (défense d'un certain type d'art, menacé, défense d'un artiste auquel il a fini par s'attacher) et la question est : peut-il les enfreindre par honnêteté ? Il y a des appréciations mitigées, parfois contradictoires (même si l'ensemble l'a convaincu) au contact de l'oeuvre : va-t-il les mentionner ou bien les évacuer au nom de la synthèse positive ? Ne va-t-il pas s'efforcer de justifier ce pour quoi, dans son for intérieur, il a éprouvé des réserves, parce que son acte d'adhésion reste celui d'un amoureux, et qu'un amoureux embellit, on le sait, les défauts de l'objet aimé ?
Les termes pris dans la chaîne de l'acte critique sont nombreux. Il y a l'artiste, l'oeuvre dont il est question, le contexte où elle surgit, le critique comme personnalité comportant au moins les trois instances définies par Eric Berne (l'Enfant, l'Adulte, le Parent) qui deviennent l'Enfant impulsif, l'Adulte réfléchi, le Critique-dans-son-rôle, le rôle qu'il joue, les contraintes du texte qu'il écrit, le support où paraît son texte, et le récepteur au bout de la chaîne.
Concernant l'artiste, j'ai connu un critique qui aimait sans réserves, et indépendamment des oeuvres, un cinéaste. Tout ce que faisait ce cinéaste trouvait grâce à ses yeux. Les oeuvres devenaient secondaires (ce qui est un comble), le seul propos consistait à chanter les louanges de cet artiste. Il y a des passions amoureuses, impossibles à assouvir, chez certains critiques... Non seulement ça ne les condamne pas aux yeux de certain(e)s, mais encore ça les rendrait touchants.
Concernant l'oeuvre, elle demeure en principe l'objet d'analyse, d'appréciation, d'évaluation pour un critique. Mais j'ai connu un critique qui commençait à parler d'une pièce de théâtre, puis partait sur tout autre chose, de purement littéraire ou de vaguement philosophique, sans doute intéressant mais sans rapport évident avec l'oeuvre. En fait, ce type de critique a envie d'être un créateur, et ça l'ennuie d'être un médiateur. On ne leur en tient pas rigueur quand on songe qu'un certain nombre de critiques auraient voulu être des artistes, mais n'en avaient pas le génie suffisant... Quand le critique en reste à l'oeuvre, son travail est explicatif, pédagogique (donner des références et mettre en perspective), et propose une évaluation. Une évaluation selon des critères toujours discutables, et d'ailleurs jamais posés d'emblée.
Concernant le contexte, il ne faut pas le négliger : imaginons qu'un roman rompe clairement, par ce qu'il évoque, avec une idéologie dominante à une période donnée, sans toutefois posséder de grandes qualités de style. Cela suffira pour que tous les critiques hostiles à cette idéologie dominante valorisent, sans doute plus que de raison, ce roman. Le contexte, c'est aussi celui des autres oeuvres : s'il y a beaucoup de romans d'"autofiction" qui paraissent en même temps, un roman du même ordre, doté de qualités esthétiques admirables, risquera de ne pas être apprécié par le critique comme il devrait l'être... Le critique est, à certains égards, un enfant gâté qui veut toujours être étonné, surpris (sans accepter toutefois d'être toujours dérangé !), et que la répétition d'un même genre d'oeuvres exaspère.
Concernant le critique, c'est quelqu'un qui est tiraillé, comme tout le monde, par des contradictions... Il peut par exemple régler son compte à une partie de lui-même qui l'embête actuellement en tirant à boulets rouges injustement sur une oeuvre qui, à maints égards, évoque pas mal cette partie de lui-même. Il peut, à l'inverse, surévaluer une oeuvre qui représente une espérance timide, un désir encore frileux, qu'il aimerait voir pousser, grandir. Bien, et quels sont ses rapports avec tel ou tel type de plaisirs ? Les promeut-il ? Les avoue-t-il ? En a-t-il honte ?... Les jugements du critique sont aussi la présentation de lui-même qu'il fait aux autres, ce qu'il consent à leur avouer. Il serait drôle de proposer une typologie névrotique des critiques : l'hystérique, théâtralisant des affects qu'il n'a pas tant éprouvés que ça; l'obsessionnel, qui se met en position de ritualiser ses réserves, ses réticences sur l'oeuvre; le phobique, qui fuit systématiquement certains sujets, thèmes, ne les traite jamais dans les oeuvres... Le critique est, ne l'oublions jamais, un personnage : ce qui nous conduit à parler du rôle qu'il joue.
C'est une société donnée à une époque historique donnée qui définit ce rôle, en fonction notamment du pouvoir, des statuts de la presse. Même si le pouvoir du critique a beaucoup baissé par rapport au siècle dernier, il y a toujours des journaux de référence et des journaux spécialisés, et le rôle du critique de cinéma du "Monde" n'est pas le même que celui des "Cahiers du Cinéma" ou que celui de "Paris-Match", simplement parce que le lectorat (et ses attentes) n'est pas le même. Cependant, dans le même support, deux critiques n'envisagent pas leur rôle de la même façon. Si on les interrogeait sur leur rôle, leur mission, ils répondraient sans doute des choses différentes. L'un par exemple se considérerait comme un médiateur, un simple passeur, l'autre mettrait en avant un rôle éthico-pédagogique.
Concernant le texte qui est la substance de sa critique, que ce texte soit fait pour être lu ou entendu, il est clair que les contraintes qui pèsent sur lui sont essentielles. On ne fait pas la même critique quand on a droit à 750 signes ou 3000 signes, quand on intervient dans une émission où paradent plusieurs critiques ou bien quand on a sa chronique individuelle et régulière. On ne fait pas la même critique quand on travaille dans un journal fragilisé (et donc heurter quelques lecteurs peut coûter cher) ou quand on travaille dans un médium solide.
Concernant le support dans lequel, pour lequel travaille le critique, il fournit une sorte de "méta-texte" dans lequel le texte du critique doit nécessairement s'insérer. Ce "méta-texte" est aussi, mais pas seulement, ce qu'on appelle la ligne éditoriale. Une ligne idéologique majoritairement, même si l'idéologie n'est pas (presque jamais en fait) déclarée clairement, et peut affleurer dans ce qui peut passer pour des détails, une esthétique, une forme, etc.
Tout cela ne donne encore qu'une faible idée de tout ce que porte un critique en lui, le plus souvent inconsciemment. Il faudrait rajouter le rapport inconscient que le critique entretient avec le récepteur qu'il imagine trouver au bout de la chaîne. Que représente-t-il pour lui ?... On peut en tirer l'idée que tous ces déterminismes brouillent gravement l'acte critique. Mais cela reviendrait pareillement à désespérer de la communication entre humains sous prétexte de la complexité énorme de tout acte de communication... Il faut en être pleinement conscient. Et faire avec..