Du réalisme en art

 Introduction

Si le réalisme en esthétique pose beaucoup de questions, c’est que le réel déjà, en tant que tel, reste problématique. Cependant, cette notion de réalisme esthétique s’avère très intéressante parce qu’elle conduit à s’interroger sur des choix formels, idéologiques en art.

 

Bref historique

Le mot est apparu dans le domaine esthétique (littérature, peinture) vers le premier tiers du 19ème siècle. Le critique d’art Gustave Planche l’emploie en 1833 pour désigner un art qui se limiterait à l’observation la plus minutieuse de la réalité, ne procédant ainsi ni de l’imagination ni de l’abstraction. L’écrivain Champfleury aurait préféré que l’on parlât de « sincérité dans l’art ». Lui-même s’était livré à un exercice réaliste hautement significatif en opposant, dans une nouvelle, « les mansardes des poètes » et les « mansardes réelles ». De la même façon, Baudelaire avait écrit, dans un texte, d’abord la description d’un lieu magique (sa chambre sublimée par son imaginaire), puis celle de sa chambre réelle, c’est-à-dire misérable et sordide. Cette confrontation suggère que l’on peut opposer « réalisme » et « idéalisme » en art… Entre 1848 et 1890 s’est développé un mouvement pictural et littéraire que les historiens de l’art ont qualifié de « réalisme » (note : en situant le réalisme entre le romantisme et le symbolisme, on a facilité un repérage historique, mais négligé en revanche le fait que des peintres et auteurs réalistes se manifestent avant et après cette période). Ce terme devient neutre, alors qu’au tout début (cf. Théophile Gautier), il avait des connotations négatives, et que la "querelle du réalisme", vers 1850-1860, revient dans le champ critique régulièrement, la faculté majeure de l’artiste pour certains devant rester l’imagination, et non la perception « objective », laquelle serait plus le fait de la science, ou simplement du journalisme. Baudelaire classe déjà les artistes en « imaginatifs » et en « réalistes » (cf. Salon de 1859).

Mais quel intérêt, peut-on se demander, à faire passer dans son art les êtres et les choses tels que l’artiste les constate ? Quel est le sens de cette démarche qui rejette le fictif, l’irréel, l’embellissement ?

 

Les défis et quêtes du réalisme

a) L’effacement relatif de la subjectivité :

Baudelaire proposait ceci comme but au réalisme : « je veux représenter les choses telles qu’elles sont, ou bien telles qu’elles seraient, en supposant que je n’existe pas ». Le réaliste veut ainsi montrer les faits plus que s’exprimer lui-même. Il y aurait donc cette idée que l’ego peut devenir encombrant avec ses préjugés, ses humeurs, son narcissisme étalé. Cette mise entre parenthèse de l’ego constitue une ascèse (probablement d’origine religieuse, pensons à la phrase célèbre de Pascal : « le moi est haïssable »), non dénuée de jouissance, pour le créateur et, symétriquement, une incitation à dessiller son regard, sortir de son monde conditionné, pour le récepteur de l’œuvre-miroir (roman = miroir : Stendhal)

b) Témoin de son temps :

Le romantisme était moyenâgeux, le classicisme antiquisant, et souvent les peintres ont trouvé leur thèmes dans la Bible, ou la mythologique gréco-romaine, et il en va de même pour le théâtre (Racine, Corneille, etc.), tandis que le réalisme va représenter des scènes banales ou emblématiques de la réalité sociale du moment. Le Nouveau Réalisme, la Nouvelle objectivité, l’Hyperréalisme nous donnent à observer enfin les objets de l’environnement urbain… On peut déjà noter que le réalisme se manifeste en peinture bien avant Courbet, puisque les peintres hollandais du 17ème ont peint la réalité prosaïque qui les entourait.

c) Montrer dans l’art tout aspect de la réalité

Pourquoi ne garder que ce qui est noble, élégant, sublime, etc. ? Les peintres hollandais du Siècle d’or sont allés jusqu’à représenter des détails crus, grivois, mais avec une minutie, une délicatesse plus grandes parfois que celles des peintres de la mythologie. On a vu Le Nain peindre de pauvres paysans, Chardin des ustensiles de cuisine, et leurs oeuvres étaient admirables. Et Courbet n’hésitait pas à peindre la vie du peuple écrasé par le travail… D’une part, un message politique peut émerger de cette forme de reconnaissance (pour Courbet, le réalisme est surtout un « art démocratique » et, de son réalisme jusqu’au réalisme socialiste, on peut dire que cette esthétique a été marquée « à gauche ») ; d’autre part c’est illustrer cette réflexion profonde de Kant pour qui l’art n’est pas la représentation d’une belle chose, mais la belle représentation d’une chose… Enfin, l’on peut considérer que certaines réalités « laides » recèlent virtuellement plus d’expressivité qu’une beauté devenue banale. Ce que note Rodin.

d) Une forme très maîtrisée

Dans l’art, donner l’impression forte que l’on a affaire à une scène réelle nécessite des moyens très maîtrisés, car il y a toujours des modes conventionnels de représentation, des facilités qui sont des invraisemblances. Au théâtre, on déclame d’abord avant de trouver le ton qui sonne vrai ; au cinéma, les romances ou les films d’aventure sont bourrés de détails ridicules à force d’être peu crédibles ; en littérature, la mention de détails matériels impliqués par le vécu précis des événements, par son réalisme savamment dosé, favorise l’identification du lecteur. En somme les effets de réel sont analysés, réfléchis, mis en scène par l’artiste.

Le réalisme : un autre formalisme ?

Pourquoi le réalisme ne peut-il être un simple et passif enregistrement de la réalité, comme l’a tenté Georges Perec dans « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » ?

D’abord parce que la réalité est continue, illimitée, et l’artiste est obligé bien sûr de découper un morceau d’espace-temps. Même le photographe est obligé de cadrer.

Ensuite parce que l’artiste choisissant un certain nombre de faits, éléments du réel, les groupant et les distribuant d’une certaine façon, élabore une forme.

Enfin parce que l’esthétique réaliste engage une réflexion de l’artiste sur :

ce qui vaut la peine d’être montré parce que c’est généralement dissimulé par l’idéologie dominante (exemple : la misère du monde paysan, ouvrier), par une morale hypocrite (exemple : le vécu lesbien), par une esthétique commune (exemple : la crudité contre idéalisation publicitaire). Dans cette démarche, le réalisme possède une valeur critique. En outre, l’effet de contraste, de surprise par rapport à ce qui est conventionnellement montré crée une attractivité. Ou un scandale, ou les deux, comme c’est souvent le cas dans l’art moderne.

la forme qui permet le mieux de créer un effet de réel. Exemples : improvisation des acteurs et mode de filmage chez John Cassavetes (cinéma), choix d’un décor reproduisant minutieusement la réalité, voulu par le metteur en scène André Antoine… jusqu’à Tilly aujourd’hui (théâtre), choix d’une langue parlée à la première personne chez Céline (littérature), recours à la photographie comme base de travail chez les réalistes académiques (peinture). Etc.

des formes nouvelles permettant de saisir en même temps les divers aspects du réel. C’est l’expansion, l’approfondissement du réalisme : du « simultanéisme » de Dos Passos (littérature) à l’ « art sociologique » de Fred Forest (arts visuels), en passant par certaines mises en scène multimédia.

 

Mais, passé un certain niveau complexe d’analyse, de conceptualisation du réel, on quitte le réalisme commun, « naïf », et l’on entre dans une forme d’abstraction, laquelle semble tourner le dos aux définitions premières du réalisme. Mais n’est-ce point là le paradoxe du réalisme, déjà admirablement perçu par Guy de Maupassant dans la préface de Pierre et Jean, que de nous renvoyer à cet oxymore d’« illusion réaliste » ? Il écrit : 

 

"Faire vrai consiste à donner l’illusion complète du vrai suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. J’en conclus que ces Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes". Et nous voici invités à revenir à l'introduction posant que le réel est problématique en soi, étant de toute façon, par les différents déterminismes de la perception, l'objet d'une représentation.

 

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