Les goûts dans la société
Introduction : la subjectivité du goût semble aller de soi. Pourtant, il suffit de se demander qui aime le hip-hop et le slam, et qui apprécie la musique classique, pour prendre conscience des déterminismes sociaux dans les goûts. Un exemple simple : l'analyse sociologique de l’auditorat de Radio Classique... Par ailleurs la notion même de « bon goût », de « mauvais goût » implique le poids d’un déterminisme sociologique.
Repérons d'abord les inclinations et les aversions.
Les aversions ne sont pas que psychologiques, mais nous disent quelque chose de notre appartenance sociale. "Pouah ! Quel mauvais goût, ces couleurs criardes !"...
Explorons les liens entre les jugements de goûts et le marquage d’une identité sociale ou communautaire. La récurrence de certains goûts (et dégoûts !), de certaines pratiques culturelles, artistiques, dans une classe donnée est significative. Méthode statistique.
Depuis Veblen et Bourdieu, les sociologues montrent que les goûts sont aussi un moyen déguisé, indirect d’afficher une position sociale (consommation ostentatoire, « distinction », snobisme).
Un certain nombre de questions à se poser : les goûts évoluent-ils ? Est-ce qu’une personne qui s’embourgeoise voit ses goûts évoluer ? Que sont ces « goûts dissonnants » dont parlent différents auteurs (Lahire) ? Peut-on encore parler de « goûts honteux » ?
I) Petit rappel philosophique :
Pour Kant, le goût se détache du besoin, de l’intérêt et de l’instinct : on peut avoir un goût pour les « natures mortes », ce qui ne correspond à aucun intérêt ou instinct. "J'ai faim", ce n'est pas "c'est délicieux". Et "la cote de cette oeuvre montera", ce n'est pas "elle et belle".
Notons que les gens qui ont très faim apprécient tout ce qu’ils mangent. C’est seulement quand le besoin est apaisé, qu’on peut distinguer ce qui a un goût intéressant et ce qui n’en a pas.
Le goût a une prétention à l’universalité, toujours selon Kant. Ce qui signifie qu’il s’élève au-dessus de la simple approbation de la sensibilité et prétend énoncer un jugement sur la qualité d'une oeuvre. Si le goût peut admettre qu’on n’éprouve pas de plaisir à la musique de Chopin, par exemple, il a du mal à tolérer qu’on ne la trouve pas belle.
Pourtant, si le goût a une prétention à l’universalité, il n’en est pas moins « sans concept » : « Le beau est ce qui plaît universellement sans concept ». Ainsi l'on ne peut pas démontrer qu’une œuvre est belle. Et par ailleurs, le jugement de goût n’est pas un jugement moral.
II) Un rapport au monde
Le goût est un rapport au monde, même une manière de vivre (cf. les « rockers »), une prédilection non pas tant pour des contenus que pour des manières. Le goût est un système de préférences souvent incorporé (sauf dans le snobisme où ça reste en surface, dans un « faux self »). C’est ainsi que le goût est fait à la fois d’intolérances viscérales (« c’est à vomir ! ») et d’inclinations violentes, inexpliquées (mais non inexplicables).
Les dispositions : elles signifient une aptitude susceptible de varier dans leurs forme (la capacité et le goût pour l’écriture sait s’adapter au traitement de texte). Ensuite moins une disposition est entretenue, plus elle s’affaiblit, inversement il existe un seuil de renforcement des dispositions au-delà duquel la probabililité de leur changement est négligeable.
Il y a un formalisme du « bon goût » perceptible dès le XVIIIème siècle dans l’aristocratie :
immoralisme assumé (libertinage), inutilité (décoratif). On va apprécier des mets délicats, minuscules (les ortolans), tandis que les classes populaires vont préférer les plats nourrissants, qui tiennent au corps. Plus on s’éloigne de l’utile, plus on a les moyens de cultiver l’art pour lui-même.
Ce formalisme et cette gratuité restent une norme générale des « classes supérieures ». À opposer à :
Je n’aime que les romans qui m’apprennent quelque chose
J’aime la musique qui me permet de bien démarrer ma journée
J’aime la peinture qui décore bien chez moi
Dans les sciences sociales, on a tenté de mieux comprendre la « subjectivité » de l’expérience du goût, pourtant marquée par des déterminations socio-culturelles.
Déjà la consommation ostentatoire (elle affiche quelque chose) : abstention du travail avec la jupe, le tailleur (si l’on peut porter ces vêtements, c’est qu’on n’est pas pris dans un travail assez accaparant pour les rendre dysfonctionnels), abstention de travaux jugés dégradants avec le maintien d'un teint pâle (je ne travaille pas en plein air, sur des chantiers par exemple), et aussi mise en évidence d’objets coûteux, inutiles… Collection d'armes anciennes. On va comme par hasard trouver ces éléments « beaux », charmants, etc., alors qu’ils ne servent qu’à manifester notre hauteur sociale. Le goût comme « marqueur d’identité et de statut ».
Si l’on prend la mode, la chanson, la photographie, on a affaire à des biens symboliques périssables. Pour Bourdieu, c’est du fait de la position « dominée » de ces biens dans le champ des biens symboliques que leur renouvellement y est si fort. On l’opposera à la position « dominante » de certains arts, dans lesquels certains vont se complaire pour de supposées valeurs éternelles : les oeuvres « classiques », signes de distinction. Consécration de l’ancien : plus c’est ancien, plus c’est légitime. Salon du dessin ancien.
III) Les goûts pris dans un schéma vertical
On va, dans le schéma de la verticalisation du goût, distinguer :
1 – Les « dominants » : ils n’ont qu’à être ce qu’ils sont pour dominer, ils ont des stratégies ostensibles de… « refus de l’ostentation » (« ascétisme ostentatoire »), élégance anglaise contre élégance italienne. « Bon chic, bon genre » très discret.
2 – Les « prétendants » sont menacés de paraître prétentieux car ils ont à montrer la légitimité de leurs prétentions, car cette légitimité a encore à faire ses preuves. Leurs références pédantes ou leurs goûts tapageurs font qu’on les accuse d’être des arrivistes ou des « parvenus ». Déjà au XVIIème siècle, « le Bourgeois gentilhomme ».
IV) Les goûts pris dans un schéma horizontal
On est toujours dans une sociologie du goût, mais on apprécie l’effet d’autres facteurs :
D’abord les réalités culturelles : Di Maggio (1987) met en évidence la porosité plus forte des frontières aux USA du fait des mobilités socioéconomiques.
Ensuite l’effet environnemental de la « culture de masse », l’apparition de la culture de l’écran (O. Donnat) (intégration des « goûts dissonnants » - Lahire). L’éclectisme culturel serait devenu le mode dominant de rapport à la culture.
Et enfin l’autonomisation de la culture jeune par rapport à la culture des adultes, qui fait qu’un jeune bourgeois qui a adhéré sous l’étiquette « rock » aux styles populaires de musique dans sa jeunesse, aura conservé à l’âge adulte cet engouement, bien qu’il se soit bien (ré)embourgeoisé (« génération Woodstock »).
Cela diminue l’idée d’une verticalité du goût (liée à l’échelle sociale), au profit d’une horzontalité (milieux, communautés, tranches d’âge). Cf. Peterson, Coulangeon, Lahire, DiMaggio. Deux composantes jumelles de l’horizontalisation :
l’éclectisme : l’ « omnivore » de Peterson (1990), l’importance accrue des « identités secondaires » (différenciation des goûts sur la base des critères d’appartenances culturelles : humour juif new-yorkais, musique ethnique)
l’autonomie : autonomisation des normes esthétiques des classes populaires (« street art », art urbain et le « on s’en fout de votre « art contemporain ! » (Grignon et Passeron).
V) La verticalité retrouvée. Les classes sociales existent, mais se manifestent autrement.
Cette horizontalisation précédente n’élimine pas la verticalité :
L’édification des frontières symboliques se déplace des objets culturels vers les attitudes, la manière de consommer de la culture : le même objet culturel peut faire l’objet de lectures différentes (écouter un concert à la télé ou en « live », consommer moins et en parler plus).
L’éclectisme du haut : maîtrise des contextes différents de ces répertoires culturels, complexification esthétique. L’éclectisme du bas : esthétisme indistinct, confusion disqualifiante (vous mélangez tout !). La distinction sociale aussi va se manifester de la façon suivante : plus on descend dans l’échelle sociale, plus cet éclectisme est réduit à ce qui est offert à l’école et à la télé. Plus on monte dans l’échelle sociale, plus on est capable de faire subtilement coexister le hard metal et Schubert.
Les plus aisés ont tendance à préférer le cosmopolite (cuisines ethniques, esthtiques lointaines). Moins aisés, ils restent attachés à un éclectisme culturel non cosmopolite (la cuisine de terroir).
Conclusion : les enquêtes sociologiques sur les goûts confirment les stratification sociales, les fonctions ostentatoires du goût, tandis que les médias modernes (internet), la « culture de masse », la sémiologie de l’art (Barthes, Eco) ont eu tendance à brouiller ce repérage.