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L'art comme déréalisation

Déréaliser le réel vers le mystère (art), problématiser le réel (science)

 

Bien qu'à juste titre les historiens, les sociologues, les anthropologues considèrent comme non-pertinente toute spéculation générale sur l'art, on ne peut qu'être troublé par certaines récurrences esthétiques dans le temps et l'espace... Ainsi ce discours que l'on retrouve dans les arts de la représentation, notamment le théâtre, mais aussi la peinture, déréalisant le monde, et justifiant par là-même l'entreprise artistique comme seule à même de douter du réel, à l'encontre de la démarche scientifique par exemple (mais en fait la démarche scientifique remet en question également le réel, tel qu'il nous est donné par les sens). Nietzsche écrivait que l'artiste est celui qui refuse le réel. L'artiste lui préfèrerait ce qui émane de ses pulsions de vie, dionysiaques... Le "réel" supposé tel, représentation moyenne, grégaire, ne serait que le résultat d'une perception d'intensités neutralisées.

De fait, à moins de fortement revendiquer une esthétique naturaliste, "réaliste" (et encore c'est un réel particulier qui est mis en relief, reconstruit), l'artiste semble toujours conduit à inventer, créer un autre monde, même si cet autre monde combine des éléments de "réalité" selon une fantaisie complexe. L'esthéticien Étienne Souriau disait ainsi que l'art est, littéralement, "hétérocosmique"... Qu'il constituait donc un autre monde.

Pensons à la magnifique pièce de Shakespeare, La Tempête, une sorte de manifeste, de testament esthétiques. Selon certains commentateurs, le personnage de Prospero serait un double de Shakespeare. Prospero renonce à la baguette magique (en fait sa plume, au service d'une imagination foisonnante) et jette son livre loin dans la mer : Shakespeare-Prospero est arrivé au terme de sa carrière, et sa conclusion tient alors dans les merveilleuses paroles de l'acte IV, scène 1, nous disant que les acteurs, le décor et le monde nés de la scène ne sont qu'esprits se dissolvant sans laisser la moindre trace, et nous suggérant même que notre vie entière s'évanouira, comme un rêve, dans l'oubli du néant. On connaît également la fameuse citation : "Nous sommes tissés de la même étoffe que les songes, et notre petite vie, un somme la parachève".

Nous voilà proches de cet autre chef d'oeuvre théâtral, de Calderon cette fois, La vie est un songe, et ce cette citation, non moins célèbre : "Parce qu'en ce monde, Clotaldo, tous ceux qui vivent ne font que rêver". Certes, l'esthétique baroque, jouant à l'extrême sur les apparences, conduit à une forme de déréalisation. Mais par exemple dans le théâtre de Pirandello, très différent, cette déréalisation sera le fait d'une multitude de points de vue, de jeux de miroirs, et créera le doute sur les fondements du moi et du réel. Ainsi, la dernière pièce inachevée, de cet auteur, Les Géants de la montagne, baigne dans une envoûtante atmosphère de songe...

Par ailleurs, s'il est une école artistique qui a promu le rêve à l'égal d'un guide existentiel, jusqu'à produire un trouble à l'égard de la réalité du réel, c'est bien le surréalisme. L'une des rares pièces qu'il ait enfantées, Victor ou les Enfants au pouvoir, de Roger Vitrac, n'est pas seulement une satire féroce des moeurs bourgeoises. Par son dérèglement du langage, ses situations étranges, sa subversion des codes "normaux" fondant le sentiment de réalité, l'unique grande pièce surréaliste est imprégnée d'onirisme, et suscite un profonde sensation de déréalisation.

D'autres exemples peuvent être trouvés dans la littérature (par exemple la littérature fantastique de Buzzati), la peinture (Magritte), même en photographie (Saul Leiter). Si l'on s'interdit de tirer une généralité quelconque, on peut creuser cette réflexion d'un art qui, développant une réprésentation qui accroît un sentiment d'irréalité du réel, nous rapproche plus du mystère, bien réel lui, de notre Da sein, de notre "être-là"... Et même fait un bout de chemin avec les réflexions les plus avancées de l'épistémologie, de la science sur ce qu'est finalement le réel (cf. Bernard d'Espagnat, Costa de Beauregard)

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