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L'art et la morale

L’art et la morale

Note préliminaire : lire, comme complément, "L'inutile, introduction à l'esthétique"

S’en prendre à une œuvre d’art parce qu’elle serait misogyne, ou qu’elle étalerait complaisamment la pédophilie, ou encore parce qu’elle donnerait de telle communauté une image négative… Que de fois n’avons-nous pas remarqué une morale, ou simplement la morale, brandie par des groupes, accuser tel film, roman, tableau d’être inconvenant, immoral ! Mais est-ce le propos de l’art d’être « moral » ?

1) Des traditions encombrantes

Il est vrai que l’Antiquité nous a légué une notion de la beauté en rapport étroit avec celle de la bonté. Naïve harmonie supposée entre l’esthétique extérieure d’un individu, par exemple, et ses dispositions intérieures. Il est beau, il est bon… Pour Platon, le Beau est la splendeur du Bien. Aristote définit ainsi le beau : « Ce qui, préférable par soi, est louable ; ou ce qui, étant bon, est agréable parce qu’il est bon ». De son côté, Cicéron entend par « honestum » non seulement une beauté morale, mais aussi un maintien, une tenue remarquable dans l’apparence. Le christianisme a mis, dès le Moyen Age, l’art au service de la religion (« ancilla theologiae »). À la Renaissance, la perfection de l’œuvre est donnée, avec Vinci, comme un reflet de la perfection de la création divine. Cependant, des expressions « mineures » contredisent quelque peu cette convergence, des figurines grotesques de l’Antiquité aux caricatures de Leonardo : on aurait pu alors dire qu’on se moquait là de gens disgrâcieux, et que c’était immoral !... La culture classique, scolaire concrètement, nous a habitués à ce que l’art soit imitation, exaltation d’une action vertueuse, par la peinture, la poésie, le théâtre, la sculpture, etc., et cette exaltation nous porterait au Bien mieux que n’importe quelle leçon de morale. La culture de masse, quant à elle, nous a habitués à ce que le méchant soit puni, à ce que le héros positif, moral l’emporte (« happy end » des films). Elle nous a habitués surtout à ne pas traiter certains sujets de société où ne règne pas le consensus, et qui dérangent le confort moral de la « normalité », de ses représentations. On peut donc expliquer ces réactions du grand public à l’encontre d’œuvres d’art qu’il juge « immorales ».

2) Autonomie ou hétéronomie de l'art ?

Mais ces questions de « morale » ne sont pas le problème de l’artiste (la seule éthique qu’il peut revendiquer est celle de l’exigence personnelle, d’une sorte de perfection dans la voie qu’il s’est donnée). La fameuse distinction entre le Bien, le Beau, le Vrai reste opérationnelle, définissant des disciplines différentes déjà comme l’axiologie, l’esthétique, l’épistémologie. Et surtout ouvrant à des champs où les problématiques, les stratégies, les logiques à l’œuvre n’ont pas grand chose à voir, même si quelques corrélations intéressantes peuvent être envisagées. À partir du moment où l’art a conquis son autonomie, les questions de vérité ou de morale ne le concernent plus vraiment. Pour l’artiste, le sujet n’est qu’un motif, plus ou moins intéressant, pouvant produire des effets esthétiques, ou disons « sensationnels ». Il est significatif que le grand public n’en veuille jamais au journaliste, en quête de sensationnel, de se complaire dans des enquêtes scrutant les bas-fonds d’une société, mais qu’il taxe d’immorale telle œuvre d’art, dont le propos, en fait, n’est pas la valorisation (ni d’ailleurs la condamnation en fait) d’un vice, d’un crime, d’une violence. Dont le propos, de façon plus générale, n’est même pas de délivrer un message (même si les Fables nous ont donné à penser le contraire), mais de composer quelque chose d’inédit, d’original avec des formes, des sons, des couleurs, des mouvements, des intensités, des figures, etc., et les rapports complexes qu’ils peuvent entretenir entre eux. Et les multiples effets (d’étonnement, d’étrangeté, de ravissement, etc.,) qu’ils peuvent produire sur le public. L’art n’a pas à être moral. Il n’est pas pour autant voué à être immoral (cf. Gide). Il reste juste amoral, comme la science d’ailleurs, dont le dessein, le travail ne consistent pas à dire aux hommes ce qu’ils doivent faire, ce qui serait bien qu’ils fassent.

On en revient au problème, traité ailleurs dans le site, de l’utilisation, de l’instrumentalisation de l’art, si fréquente parce que la gratuité de l’art, son inutilité, loin d’être ressentie comme une valeur d’exception, dérange le plus souvent. Autant que l’inutilité d’une vie, d’ailleurs, absurde et anéantie par la mort (« Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie » Malraux). À partir du moment où l’on prône une dimension thérapeutique de l’art (de la catharsis à l’art-thérapie), ou politique (art partisan, militant), ou documentaire édifiant (réalisme, naturalisme), ou philosophique (art conceptuel), pourquoi ne pas attendre de l’art qu’il soit au service d’une morale quelconque (celle d’une élite ou du plus grand nombre), d’une idéologie ? De fait, souvent la critique, indirectement, justifie l’art par autre autre chose que lui-même… L’artiste, un ouvrier comme les autres, au service de la Cité.

3) L'art, une liberté en acte

Mais c’est alors renoncer à la dimension de recherche, de jeu, de surprise, de liberté qui fait toute la richesse (à laquelle nous tenons tous secrètement en réalité) de l’art. L’artiste s’expose à l’étrange, à l’inconnu, à l’impensé. Le contenu énigmatique (Adorno) d’une œuvre d’art est ce qui nous retient, fascine le plus. Il faut bien peser ce que signifie vraiment astreindre l’art, le soumettre (par des canons, une censure ou une instrumentalisation) à une finalité morale : c’est renoncer à la gravité de l’amusement (les enfants), au jeu secret des formes, à ce symbole oxygénateur de liberté, qui nous laisse entrevoir un monde débarrassé du besoin, du prosaïsme, de l’« universel reportage » (Mallarmé), de la médiocrité de l’utile.

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