Il est fréquent de dire qu’un objet, extrait de sa sphère habituelle de l’utile, peut devenir un objet esthétique, donnant lieu à différentes formes de contemplations, de jugements de goût. Mais l’objet inutile est-il forcément esthétique ?
I) L’art et l’inutile (l’art est l’inutile ?)
On n’a commencé à admirer le château fort comme monument qu’après que son usage défensif soit tombé en désuétude...
Par ailleurs, en donnant à voir, et seulement voir, un porte-bouteilles, Marcel Duchamp attire notre attention sur son apparence, assez bizarre, en dehors de toute fonctionnalité. En signant l’objet - c’est le premier ready-made -, Duchamp revendique un acte fondateur, d’extraction (de l’utile) et de reposition (dans l’esthétique). Autre exemple : en fabriquant des machines complexes, construites avec des objets de récupération, et ne servant strictement à rien, Jean Tinguely repositionne la mécanique dans la sculpture, l’utilitaire dans l’humoristique.
D’autres exemples peuvent être cités, en se rappelant que, pour Kant, « La beauté est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle y est perçue sans la représentation d’une fin ». « Fin » pris pour le sens de « but »... Pour Jean-Paul Sartre, la joie esthétique « ne fait qu’un, d’abord, avec la reconnaissance d’une fin transcendante et absolue qui suspend pour un moment la cascade utilitaire des fins-moyens et des moyens-fins (…) » Dans la vie pratique, chaque moyen est susceptible en effet d’être pris pour fin, et chaque fin peut servir à une autre fin. C’est ainsi que l’argent est un moyen qui peut être pris pour fin transitoire permettant d’obtenir des objets utiles à autre chose qu’eux-mêmes, etc.
À ce niveau, il convient de rappeler que la perception a d’abord et généralement une fonction pratique. Son rôle étant de préparer des actions, le plus souvent, elle ne retient du réel que ce qui est utile à notre action présente. « Chaque être découpe le monde selon les lignes mêmes que son action doit suivre », écrit Bergson. Détourner un moment la perception de sa lourde fonction pratique, en l’ouvrant au désintéressement esthétique, l’art y parvient déjà en représentant le monde. Je ne peux pas utiliser une pipe peinte, en effet, puisque c’est un tableau ! « Ceci n’est pas une pipe », rappelle Magritte, sous sa pipe peinte, dans "La trahison des images".
Cependant, une carte géographique peut servir à mieux maîtriser un territoire. Donc la simple représentation d’un objet ne suffit pas à l’ouvrir au désintéressement esthétique. La peinture, s'autonomisant toujours plus, a fini par se détourner de l’image, qui pouvait toujours avoir une fonction de témoignage, de récit. Se détourner de l’image jusqu’à promouvoir l’art abstrait.
Déjà, donnant des exemples de beauté véritable dans l’art (« beauté libre »), Kant cite les ornements : en effet, non seulement ils sont totalement inutiles, mais ils ne servent même pas à délivrer un ou des messages.
II) L’art et l’utile
L’idée de l’art fonctionnel fait valoir au contraire que le beau apparaît là où l’objet utile accomplit exactement, pleinement sa fonction. La carène d’un drakkar viking est parfaitement adaptée à son usage : sa beauté serait ainsi la manifestation de cette adaptation parfaite à sa fonction. L’architecture moderne, supprimant tout ornement, tirant parti des exigences de ses différentes fonctions (Le Corbusier), tout comme l’esthétique industrielle puis le design trouveraient leur beauté de cette épure fonctionnelle jusqu’à la perfection.
Il est vrai que tout travail sur la forme (elle est rarement guidée par la seule fonctionnalité, dans le design, car des dimensions économiques, techniques, environnementales, etc. trouvent ici leur place) peut recéler une dimension esthétique. Mais cette forme peut varier, avec une fonctionnalité identique (il y a bien différentes écoles de design), et il y a donc des styles en dehors de l’adéquation complète de la forme d’un objet à sa fonction. Par ailleurs il n’est pas sûr que l’on apprécie esthétiquement le presse-agrume de Philippe Starck uniquement pour sa « parfaite fonctionnalité » (il évoque surtout un étrange animal), et le drakkar viking uniquement pour son adaptation parfaite à son usage maritime (pourquoi n’admire-t-on pas autant un catamaran ?) sans qu’un imaginaire historique ajoute à sa séduction.
Pendant des millénaires, et sans doute dans la plupart des sociétés traditionnelles, les activités utilitaires et esthétiques ont été mêlées, associées. On ornait tous les outils, objets utilitaires. L’ornement était inutile, il n’ajoutait rien à l’efficacité pratique de l’objet. Ce surcroît de l’ornement, qui remonte au néolithique, prépare en fait l’autonomie de l’esthétique : l’objet est fabriqué pour son utilité, mais son ornement est fait pour lui-même.
Nous avons la possibilité maintenant de distinguer les activités, objets utilitaires et, d'un autre côté, les activités, objets esthétiques. D’un côté en effet l’industrie (à distinguer de l’artisanat) a produit en série des objets exclusivement utiles ; et de l’autre, l’art a également revendiqué son autonomie jusqu’à proclamer, comme Théophile Gautier, que « tout ce qui est utile est laid ».
Cependant, l’instrumentalisation de l’art, des arts fait retour sans cesse, comme le signe que cette autonomie de la sphère esthétique reste une conquête récente et fragile.
Dèjà, nous avions l'exemple du théâtre qui sert à maintenir l’ordre dans la cité (effets, usage de la « catharsis » chez Aristote), de la sculpture qui sert la religion chrétienne en instruisant le peuple, et puis nous avons eu la peinture ou le cinéma qui servent à la propagande politique (le « réalisme socialiste », ou bien les films de Leni Riefenstahl servant l’idéologie nazie), la création artistique qui aide à la guérison psychologique (art thérapie), et puis le roman qui doit servir à mieux comprendre son époque, etc.
Pour le béotien, le fait que l’art puisse ne servir à rien, ne servir rien, mais être apprécié pour lui-même, est proprement impensable.
La reconnaissance de l’autonomie de l’esthétique implique sans doute un acte de liberté : que nous soyons capables, détachés de tout intérêt, de toute utilité, de mettre à distance le monde pour l’apprécier, s’en réjouir pour lui-même.
Qu'il nous soit donné d'aimer la couleur, les mots, les sons, les mouvements pour eux-mêmes, sans avoir à nous en servir pour...
Cet acte de liberté, symbole d'autres libertés, est aussi acte de résistance en face d’un monde structuré par une rationalité instrumentale servant peu ou prou la domination (Horkheimer)