De la « gadgetisation » dans l’art contemporain
Le gadget est un objet plus ou moins ingénieux, correspondant à une utilité très incertaine, mais amusant, inattendu, donnant lieu à des variations nombreuses (comme les « magnets » à accrocher sur les réfrigérateurs), objet dont l’obsolescence est manifeste le plus souvent.
L’écume de la grande vague industrielle correspondant à peu près aux Trente glorieuses : voilà ce qui fut l’âge d’or du gadget. Puis, quand Chine devint « l’usine du monde », la plupart des gadgets furent fabriqués là-bas, et ils continuent de l’être.
S’il est rare que l’on éprouve une hostilité marquée à l’encontre des gadgets, tant ils sont anodins et le plus souvent consensuels, ils ne passionnent pas vraiment, sauf certains collectionneurs spécialisés (porte-clés fantaisistes, etc.).
Par leurs dimensions d’inutilité et d’insolite, ils peuvent croiser parfois l’esthétique moderne.
Mais la question qui va être ici abordée part, à l’inverse, du fait que maints objets d’art contemporain ressemblent à des gadgets ou, à minima, suscitent chez le spectateur le même type de réaction, d’impression que le ferait un nouveau gadget.
Que se passe-t-il souvent dans notre esprit quand nous nous promenons dans une foire, ou une biennale, d’art contemporain ? Nous pensons devant certains « bidules » exposés : « Tiens, c’est drôle ! Il fallait y penser… ». Petite surprise sans conséquence spéciale, sauf que, dans un FRAC ou une biennale, nous pouvons être confrontés en même temps à un commentaire explicatif, argumenté (déni de la dimension gadget ?), emphatique, justification laborieuse parfois, venant plomber notre réaction première, qui était simplement amusée, désinvolte.
Il n’empêche… L’impression première - grosso modo identique à celle qu’on éprouve devant un gadget - demeure. Ce n’est plus une œuvre qu’on a devant soi, c’est plutôt un objet, ou juste une expérience, et sa dimension esthétique reste pour le moins flottante… Dans l’excellent « L’art à l’état gazeux » (2003), Yves Michaud parlait de l'"effacement de l'oeuvre au profit de l'expérience, effacement de l'objet au profit d'une qualité esthétique volatile".
Cette gadgétisation inoffensive, plutôt marrante, appelant une forme de « tourisme culturel » comme le dit Yves Michaud, où les artistes (dont Jeff Koons semble être ici le parangon) rivalisent d’ingéniosité, n’est-elle pas un reflet de notre société capitaliste, où prédominent les valeurs de nouveauté pour elle-même (logique de la consommation), les techniques et figures de la publicité, et où, remplacée par des valeurs hédonistes, toute dimension critique se voit supprimée ou minorée ou déviée ou enfin édulcorée ?
1°) Le nouveau pour lui-même, valeur fétiche de l’univers consumériste
Inspiré d’Adorno et Walter Benjamin, l’esthéticien allemand Peter Bürger écrivait en 1974 Théorie de l’avant-garde, un ouvrage qui, une quarantaine d’années plus tard, conserve son actualité. Interrogeant l’héritage des avant-gardes « historiques » (surréalisme, dada, constructivisme russe, etc.) dans le contexte de l’art contemporain et, plus largement, de la culture de masse postmoderne, il prend en compte que l’unité de la pratique artistique et du changement social s’est brisée : échec des mouvements émancipateurs d’une part et, d’autre part, ravalement de l’avant-garde en productions d’une nouveauté permanente, factice, arbitraire, en une « néo-avant-garde » conquise par le marché et la spéculation financière. Il écrit notamment : « Là où l’art cède à la compulsion du nouveau qui lui est imposée par la société marchande, il devient impossible de le distinguer de la mode ».
Le nouveau pour lui-même, en tant que valeur fétiche, est le stimulant majeur de la consommation
Il en touche tous les secteurs, de l’automobile à l’agroalimentaire (les Salons constituent les espace-temps où cette valeur absolue de l’innovation se célèbre comme en une messe !). Le nouveau se renforce de l’obsolescence programmée des objets vendus, ce qui oblige les récalcitrants à entrer dans la spirale folle de la consommation.
Ce qui caractérise le gadget, c’est qu’il doit absolument obéir à ce principe de nouveauté à tous prix, quitte à en être absurde, dérisoire, insane. Et ce qui est demandé à l’art d’aujourd’hui, c’est de céder « à la compulsion du nouveau qui lui est imposée par la société marchande », comme le dit Peter Bürger, quitte à tenter le « n’importe quoi ».
Bien entendu, les grands artistes du passé furent aussi des novateurs, mais pas seulement… Et leur changement de perspective, leur transformation du jeu, du champ artistiques d’une part ouvraient de larges voies fécondes où d’autres artistes pouvaient s’engouffrer, et d’autre part, disant quelque chose de certaines évolutions sociales, historiques, ces transformations faisaient sens.
Enfin qui songerait à n’évaluer l’œuvre de Michel-Ange, Poussin, Watteau, David, etc. qu’à la seule aune de leur nouveauté ?
2°) Techniques et figures de la publicité
La publicité doit attirer le regard, capter l’attention, délivrer un message court et simple, et déclencher le réflexe acquisitif. La publicité obéit à un certain nombre de figures de rhétorique favorisant l’acquiescement du consommateur.
Les liens entre l’art contemporain et la publicité ont tout de suite été promus par Andy Warhol, lui-même dessinateur publicitaire au départ.
Un certain nombre d’objets publicitaires sont des gadgets offerts par les grosses entreprises. Les multiples gadgets de l’art contemporain ne promeuvent-ils pas la macro-entreprise que tend à devenir la société capitaliste ?
Beaucoup de gadgets de l’art contemporain fonctionnent ainsi : ils sont surprenants, ludiques, captent l’attention, ils troublent rarement par leur polysémie et, s’ils ne semblent faire, à la différence de la publicité, que la promotion d’eux-mêmes, ils visent à déclencher dans un certain public, avide d’étonner leur entourage, leurs clients potentiels, le réflexe acquisitif.
La société de consommation est dominée par la publicité, ses valeurs obligées : l’hédonisme, la sexualité, une certaine drôlerie. La sexualité provocatrice chez Koons, MacCarthy est évidente. Beaucoup d’objets d’art contemporain sont également assez humoristiques.
3°) Des valeurs hédonistes plus que critiques
Le kitsch agréable des gadgets ne critique en rien le monde actuel.
Rejetant dans leur majorité (il y a des exceptions notables, dont certaines jouent habilement avec des scandales très bien contrôlés…) les esthétiques réalistes, expressionnistes, ou de distanciation réflexive et critique, les objets de l’art contemporain semblent conçus pour être achetés, échangés, et circuler rapidement sur le marché. Sans véritable débat ni perturbations politiques. On mentionne surtout leur prix, astronomique !... Rarement ils évoquent les crises et les problèmes pourtant graves de notre société (on est loin d’un Goya ou d’un Grosz !), rarement ils se livrent à une analyse de leur fonctionnement idéologique (bien sûr, il y a un Hans Haacke !), très rarement ils pointent les dérives de la société marchande. On trouve cependant chez quelques artistes chinois contemporains (c’est une société qui s’est convertie en un temps record au capitalisme) ces dimensions critiques. Mais nous pointons ici tout ce qui dans l’art contemporain s’assimile au gadget, en excluant les artistes, minoritaires, qui n’entrent pas dans cette tendance lourde.
L’analyse à la fois subtile et radicale de Jean Baudrillard sur la nullité de l’art contemporain (« toute la duplicité de l’art contemporain est là : revendiquer la nullité, l’insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu’on est déjà nul. Viser le non-sens alors qu’on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en des termes superficiels ») ne tient pas s’il est appréhendé non en lui-même mais dans sa relation mimétique avec la société capitaliste. L’art contemporain n’est pas nul, il apporte dans une large mesure sa caution à la société marchande, à sa créativité consumériste, à tous les gadgets dont elle nous inonde.
Pour Annie Lebrun (cf. son livre "Ce qui n'a pas de prix"), il s'est créé un art contemporain qui est un "art des vainqueurs" du système, avec des artistes-entrepreneurs, des galeristes-rabatteurs et spéculateurs, des critiques d'art-promoteurs et des commissaires-prescripteurs travaillant tous dans le même sens pour évacuer toute velléité critique dans l'art, également "faire l'impasse sur toute notion de beauté et de laideur", organiser la "porosité du monde de l'art avec ce dont, par essence, il se différenciait auparavant, le luxe, la la mode, le design, la publicité". Associer la valeur d'un artiste à sa cote montre également l'inféodation de l'art au monde de l'argent.
La charge critique et utopique de l'art n'est réduite qu'à un amusement plus ou moins scandaleux qui ne s'oppose ou n'échappe en rien à la rationalité marchande.