La notion d'"industrie culturelle"

La notion d’ « industrie culturelle » que développent Adorno et Horkheimer (École de Francfort) dans l’ouvrage « Kulturindustrie ». Raison et mystification des masses, paru juste après guerre, en 1947, est à la fois euristique et critique. Soixante-dix ans plus tard, elle n’a nullement perdu de son acuité, montrant l’adaptation de l’art aux dimensions hégémoniques de la société industrielle avancée, et préfigurant sa soumission croissante aux logiques de la société de consommation capitaliste. Mais certaines analyses méritent d’être prolongées.

Il convient d’abord de noter ce que sous-entend cette notion d’industrie appliquée à la culture, et comment la « culture », qui se produit alors et ainsi, peut s’écarter des dimensions originales, critiques et utopiques, de l’art.

1) La notion d’industrie implique celle de « produits » (et non d’ « œuvres »).

Industrie = transformation des matières premières (en l’occurrence mentales) en produits.

Ici, finalisés pour une consommation culturelle, ils ont donné logiquement naissance à la notion et à la pratique du « marketing culturel ». Impensable encore au siècle dernier… Tel produit culturel conçu et fabriqué pour telle cible sociologiquement déterminée, ou bien selon de supposés « sociostyles ».

Industrie = exploitation des sources d’énergie.

Elle se confond ici avec les producteurs eux-mêmes. Ils deviennent, à leur façon, des ouvriers dans une chaîne de production.

On avait parlé à juste titre d’« usine à rêve » pour définir Hollywood ; et des « gagmen », des scénaristes (Scott Fitzgerald fut contraint, sur le tard, de gagner sa vie en faisant ce type de travail) étaient payés pour produire différentes « situations » insérables dans les films. « Même le nombre des gags, des effets spéciaux et des plaisanteries est prévu comme le cadre dans lequel ils s’insèrent », notent Adorno et Horkheimer.

La notion d’industrie du spectacle désigne l’ensemble des activités commerciales concourant à la production de représentations artistiques. Ces productions artistiques, plus ou moins formatées, standardisées, s’accompagnent de nombreux stéréotypes, au niveau des personnages, des intrigues et des thèmes abordés. Ces stéréotypes contribuent à imposer de façon latente des pratiques sociales, un imaginaire standardisés (stéréotypes > conformisme).

Cette notion de produits s’applique à d’autres domaines que le spectacle ou le cinéma. Par exemple la musique de variété, et ses « tubes », l’édition, et ses auteurs à best-sellers, les arts plastiques, et les usines de certaines de leurs stars (Jeff Koons).

2) La notion d’industrie implique une production permanente et abondante

Ici, il n’est pas pas question d’être un Cézanne ou un Duchamp aux œuvres rares !

L’industrie produit beaucoup, et souvent plus que la demande ne l’exige : il reste énormément d’invendus (un exemple dans l’industrie culturelle : l’édition). La quantité risque de primer sur la qualité. La quantité risque aussi de noyer, simplement de son abondance, les rares œuvres de qualité. Enfin, la quantité est la valeur fétiche des sociétés de production (capitalistes ou collectivistes), ouvrant à une saisie comptable de l’art (cf. la rubrique cinéma « nombre d’entrées »), menaçant les valeurs de rareté, d’exception propres à l’art.

Cette production abondante transforme peu à peu les artistes en travailleurs esthétiques, et la création (avec ses aléas) en travail au sens ordinaire. Exemples : pression permanente des éditeurs, galeristes, majors de l’industrie musicale, etc. sur leurs artistes, pour qu’ils produisent sans cesse : « …ce qui asservit définitivement l’artiste, ce fut l’obligation – accompagnée de menaces constantes et sévères – de s’insérer dans la vie industrielle comme spécialiste des questions esthétiques », affirment Adorno et Horkheimer.

Or la création artistique (et, dans une certaine mesure, la création artisanale) constitue - par son originalité et indirectement - une critique du travail en tant qu’il est aliéné, soumis à des contraintes extérieures. Si l’artiste devient, lui également, un ouvrier « payé aux pièces » dans une logique tayloriste ou stakhanoviste, son exemplarité originale s’efface dans une uniformité de destins laborieux.

3) La notion d’industrie implique une adaptation à des besoins sociaux clairement définis

Dans la société industrielle capitaliste, le besoin social clairement identifié est bien celui du « divertissement » après le travail, travail rendu abrutissant par sa segmentation, l’omniprésent principe de rendement, la compétitivité, etc. Aux Etats-Unis, on parle clairement d’une industrie de l’« entertainment ». Adorno et Horkheimer écrivent : « Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l’affronter ». Cette fonctionnalisation du domaine esthétique, rencontrant une demande du public - majoritairement soumis à un travail répétitif, hyperspécialisé (« pour ses loisirs, l’homme qui travaille doit s’orienter suivant une production unifiée ») – rencontre la logique du marché visant une rentabilité maximum.

L’industrie culturelle transforme ainsi l’art en production rentable, en segments de marché : le romantisme amoureux devient feuilleton romanesque, l’art fantastique devient de l’horreur, du « gore », l’art érotique devient pornographie, etc.

4) La notion d’industrie évacue toute dimension jubilatoire propre à la création

Si Charlie Chaplin a pu faire rire avec son chef d’œuvre, Les Temps modernes, ce n’est certes pas à cause de la drôlerie inhérente au monde industriel, mais parce que, le poussant jusqu’à l’absurde (cf. machine à faire déjeuner le plus vite possible l’ouvrier), tirant parti du comique potentiel de ce « mécanique plaqué sur du vivant » (Bergson) trouvé dans l’usine, il a pu dresser une critique de l’aspect déshumanisant du travail à la chaîne, monstrueux des usines.

Le système social technocratique et oppressant des sociétés industrielles, son carcan se retrouvent dans l’industrie culturelle : « Pour le moment, la technologie n’a abouti qu’à la standardisation et à la production en série, sacrifiant tout tout ce qui faisait la différence entre la logique de l’œuvre et celle du système social », écrivaient Adorno et Horkheimer. La standardisation et la production en série génèrent l’ennui de ceux qui les produisent.

Le divertissement culturel facile devient abrutissant : « Le plaisir se fige dans l’ennui du fait que, pour rester un plaisir, il ne doit pas demander d’effort et se meut donc strictement dans les ornières usées des associations habituelles ».  

Seuls les artistes échappant à la logique de l’industrie culturelle peuvent vivre (mais en le payant très cher économiquement) la jubilation, l’enthousiasme accompagnant une création libérée des contraintes qui lui sont étrangères. Même si cette création peut aussi s’accompagner des souffrances de l’ « accouchement ».

Le qualificatif « culturelle » est préféré au mot « artistique » dans cette notion d’« industrie culturelle ». Choisir le mot « culture », avec ou sans majuscule, n’est pas neutre : « Ministère de la Culture », « médiation culturelle », « ingéniérie culturelle », etc. Mettre dans ce concept ambigu de « culture » - participant à la fois du fait anthropologique et d’une valeur de l’humanisme -, tous les arts, mais aussi les formes actuelles de communication (médias) ou de divertissement, c’est favoriser ce qu’Adorno appelle l’Entkunstung, c’est-à-dire la perte par l’art de son caractère proprement esthétique en corrélation avec son adaptation (Anpassung) à la société d’échange. L’art devient peu à peu « bien de consommation », « chose parmi les choses ». Il perd sa raison d’être. Pourquoi ne pas lui préférer alors la notion de « culture » ?

Si l’on garde l’idée que l’art concerne plus des œuvres que des produits, que ces œuvres existent plus comme des quasi-sujets que comme des objets (on entretient avec l’œuvre des liens, on dialogue avec elles, elles nous aident à nous découvrir, etc.), alors l’art ne se consomme pas, il se cultive.

La notion d’« industrie culturelle » ne préfigure-t-elle pas, mais cette fois considérée du point de vue des récepteurs, la situation menacée de l’art, pris dans le totalitarisme de la consommation ? Écrit avant que la société de consommation ne prenne l’ampleur qu’on lui connaît, le texte d’Adorno et Horkheimer vise davantage la mise au pas des citoyens au moyen de l’industrie culturelle, l’intégration sociale par conformisation, la perte de l’individualité dans la société de masse (notons que la mondialisation a conféré une extension sans précédent (Disneyland) au marché des loisirs, dépassant toutes les craintes des auteurs) que la main-mise du marché, à différents niveaux, sur l’art.

Aujourd’hui la société de consommation peut se permettre de prôner l’indivividualisme (« réalisez votre différence » etc.), d’encourager des différences de groupes (« sociostyles ») parfaitement gérées en « segments de marché », elle joue même sur des « distinctions » (Bourdieu) qui ne la menacent nullement : cela, Adorno et Horkheimer ne pouvaient pas l’anticiper clairement.

Comme il ne pouvaient anticiper non plus cette logique des modes, des recyclages, typique de la société de consommation, visant également le grand art. Remettre au goût du jour tel poète, tel grand musicien, tel peintre du passé, et ensuite l’oublier pour un autre, en un mot ériger « l’empire de l’éphémère » (Lipovetsky), c’est peut-être bien plus efficace comme Entkunstung que noyer le grand art dans la production du divertissement de masse. Si Camus, Hopper ou Debussy reviennent à la mode, le problème ne va plus être l’entretien profond que nous allons avoir avec leur œuvre, mais au final être ou non « tendance ».

La notion d’ « industrie culturelle » conduit logiquement à son pendant de « consommation culturelle ». C’est à cette notion fondamentale de consommation que d’autres auteurs se sont attachés (Baudrillard) pour analyser finement toutes ses conséquences et implications.

 

 

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