Introduction : Parler des plaisirs de l’art semble parfois problématique, tant l’ésotérisme répulsif de l’art contemporain, l’effroi causé par le cinéma d’horreur ou bien le dégoût que peut provoquer un certain naturalisme littéraire, s’opposeraient à cette dimension hédoniste de l’art. Cependant la psychanalyse de l’art nous avait prévenus que certaines pulsions, une fois sublimées par la forme artistique, pouvaient trouver une satisfaction subreptice et symbolique, avec de surcroît ce plaisir généré par une économie d’énergie liée à la suspension momentanée d’un refoulement coûteux… On peut trouver suspect le plaisir qu’éprouve le lecteur aux récits effroyables d’Edgar Poe, mais ce plaisir existe incontestablement. Quant à l’art contemporain, un certain nombre de plaisirs que certains y trouvent procèderaient du ludique froid. Ou alors de plaisirs dérivés, de type mondain, tels que le snobisme sait les produire.
On partira donc de l’idée acquise qu’il y a, au niveau de la réception, un plaisir esthétique : c’est à la fois un témoignage commun et une expérience individuelle. L’art, saisi comme structure autonome et fin en soi, est justifié déjà par ce plaisir. Pas d’autre utilité que procurer ce plaisir ! Même si l’art est bien plus riche que sa fonction hédoniste.
Mais faut-il employer le mot de plaisir ? Peut-être qu’accédant à un certain niveau de beauté, on peut plutôt parler de joie ("A thing of beauty is a joy for ever", écrivait John Keats). Un état de satisfaction intense, de plénitude : on est comblé de joie à écouter tel morceau de musique, à revoir tel film… Mais cette joie peut prendre des formes différentes, par exemple nous secouer tellement qu’elle en devient déchirante. Elle peut aussi s’accompagner de plaisirs variés. Lesquels ?
1 – L’agrément procuré par les qualités sensibles de l’œuvre.
Nous pouvons déjà apprécier certaines couleurs et alliances de couleurs dans la nature (un coucher de soleil, des orchidées, un papillon), et nous aimons le chatoiement des couleurs chez un Dufy, un Matisse, un Vuillard, sauf qu’en plus dans une œuvre d’art la qualité sensible est encore plus valorisée, parce qu’elle s’intègre à l’œuvre dans sa totalité, par synergie, contraste, et/ou subtile répétition. Ce qui lui confère une profondeur, une résonance, une signification qu’à l’état isolé elle ne possède pas. Ainsi l’agrément procuré par les qualités sensibles d’une œuvre n’apparaissent qu’en fonction du sens qu’elles reçoivent de tout le contexte où elles se trouvent intégrées.
Le plaisir de l’agréable a droit de cité dans l’art, en notant toutefois que le propre de ce genre de plaisir est de s’user, se blaser, d’exiger des excitants plus puissants ou différents (d’où le phénomène des modes qui touche aussi l’art).
2 – Le plaisir lié à la sensibilité interne ou cénesthésie.
C’est un plaisir plus rare : la perception de l’œuvre d’art fait chorus avec notre ressenti intérieur. Par exemple un rythme poétique ou musical qui ressemble à notre respiration ou à nos pulsations cardiaques. Plaisirs profonds des cadences (poésie), du volume (architecture), de l’énergie (musique), du mouvement (cinéma), de la plénitude.
3 – Les plaisirs affectifs
Les arts soulèvent, libèrent en nous des émotions (souvent liées à ce que les arts représentent ou figurent), mais ces émotions ne sont pas déchaînées, chaotiques, car c’est la loi interne de l’œuvre qui les dirige, les régule, les ordonne. Qu’il s’agisse de la peur, de la colère, de l’angoisse, du chagrin, ou d’une émotion érotique, elles sont les mêmes que dans la vie réelle, sauf sur trois points :
- Elles sont déconnectées d’une action (j’éprouve de la peur mais je ne prends pas la fuite; de la colère mais je n’attaque pas le personnage haï)
- Elles sont allégées de cette charge anecdotique, anesthétique qui, dans la vie les accompagnent nécessairement.
- Elles sont finalisées par le sens interne de l’œuvre, c’est-à-dire que nous sommes guidés, conduits d’une émotion à l’autre. Par exemple le Don Juan de Molière : on passe d’un comique au pathétique et enfin au tragique final.
Nous pouvons donc par l’art nous abandonner, en toute sécurité et avec bonheur, à des émotions qui dans la vie nous feraient souffrir, fuir, qui nous ravageraient. « Par ce moyen nous approchons du désespoir, de la fureur, de l’amour délirant ; nous nous penchons au-dessus, mais nous n’y tombons pas (…) Ce sont nos sentiments, amour, ambition, avarice qui deviennent esthétiques par un genre de purification qui ne vient ni d’action ni de raisonnement, mais plutôt de contemplation. » Alain
Alain rencontre ici la thèse d’Aristote pour qui la tragédie opère une « purgation des passions » (mais aussi bien la comédie) mais aussi celle de Freud pour qui l’art opère une « sublimation » des passions.
L’art nous permet aussi de découvrir des sentiments que nous n’éprouvons peut-être pas dans la vie réelle, par exemple la jalousie morbide (Proust). Enfin, par sa forme même, l’art nous donne la possibilité d’être imprégné par une humeur, une ambiance affective (ce qu’on appelle « Stimmung ») qui peut nous accompagner longtemps après la réception de l’œuvre.
4 – Les plaisirs d’imagination
D’abord il faut noter que le rapport à toute œuvre nous arrache à la banalité quotidienne, à la routine, aux nécessités de l’action utile, nous procure donc une évasion. Tout comme on s’évade dans la rêverie.
Ensuite l’art nous présente des formes achevées, des figures déterminées là où notre imagination nous présente des formes incertaines, des figures indéterminées. Vous l’avez rêvé (vaguement), l’art la fait (réellement). Le monde représenté par l’œuvre est donc réel puisqu’il nous est donné par la perception, mais il est irréel par rapport au monde ordinaire, en tant que c’est un monde calculé, idéalisé, arrangé, combiné. Notre imagination est comblée.
Enfin, il y a cette exception de la littérature. Cet art use de mots et non de choses. Dans un roman, notre imagination est autant sollicitée que comblée. Il faut aller au-delà des signes sur le papier pour leur conférer un sens, leur accoller une image. L’écrivain soutient l’imagination du lecteur, la guide par les mots, l’entraîne là où elle ne serait sans doute jamais allée. Il confère au représenté une épaisseur, une intensité, une profondeur que nos évocations ordinaires possèdent rarement.
Voilà pourquoi depuis l’Antiquité et jusqu’à aujourd’hui, en dépit du cinéma, la littérature est toujours appréciée : elle offre le bonheur d’une imagination portée avec aisance à l’extrême de ses possibilités, et de ses possibilités les plus variées.
Conclusion = Les plaisirs spécifiques que nous procure l’art sont peut-être moins intenses que ceux accompagnant la réalisation de nos désirs (voilà pourquoi les plaisirs de l’art passent toujours au second plan pour la majorité des humains), mais ils sont plus durables et ils ouvrent nos désirs à d’autres plans de réalité.