Pas le temps

12/01/2018

            « La plupart des hommes sont comme ça, aujourd’hui. Beaucoup feignent une joie de vivre urgente », écrit Robert Musil.

 

            « - Comment ça va ?

            - Super ! J’ai des tas de projets, de choses à faire ! Mon agenda est plein, je comble ses trous, et d’ailleurs je suis moi-même comblé. Agenda, montre, carnet, emploi du temps… Toutes mes activités me font me sentir important puisque, voyez-vous, je refuse, sans doute avec une secrète volupté, certaines sollicitations, propositions, tant je suis occupé.

            - Comme en un pays « occupé », peu de zones libres en somme…

            - Oui, car ces moments creux, ces heures oisives ne seraient-elles pas envahies par l’absurde, l’ennui, la morosité ?

            - Alors comme ça, on ne voit pas le temps passer ?

            - Non, car sentir le temps, c’est affreux. C’est déjà pressentir la mort. Alors moi, je ne m’ennuie pas.

            - On se vante souvent de ne jamais s’ennuyer, c’est banal. Mais est-ce que l’ennui n’allonge pas, à sa façon, une vie qui est si courte ?

            - Curieux, je n’ai jamais essayé… »

 

            La suspension momentanée du faire - investissement ou divertissement - comme condition nécessaire à la disponibilité esthétique… La promenade sans but (Walser), la rêverie vagabonde (Bachelard), la culture de la paresse (Cossery), les terrasses de café (Sciascia) ouvrent enfin au monde, extérieur et intérieur, permettent une réceptivité aux fulgurations du beau, à l’éblouissement de l’Être. « Feindre une joie de vivre urgente », comme dit si bien Musil, n’est-ce pas dissimuler une nonchalante dépression ? Mais la "dépression", avant de vouloir dire affliction, ne signifie-t-elle pas un creusement, une zone en forme de cuvette, attendant de s’emplir ?

            Tristesse donc parce qu’on ne sait plus être vraiment réceptif, tristesse cachée derrière une euphorie activiste. Mais être vraiment réceptif signifie être présent à soi, aux autres, au monde, ne pas être ailleurs, c’est-à-dire le plus souvent nulle part.

            On dira que c’est là refuser l’imagination, cette faculté de l’ailleurs… Non, c’est juste être dans l’intentionnalité du moment : percevoir ou communiquer ou, bien sûr, imaginer.

            Or cela ne va pas de soi. En effet, le plus souvent, dans ce que Pascal nomme « divertissement », nous pratiquons une sorte d’évitement de l’ennui, de la vacuité, de l’abandon, de la finitude. Et l’activisme fait partie du divertissement. Tandis que certains actes, auxquels nous voici pleinement présents, ne sont plus feintes, esquives, divertissement. Ne vaut-il pas mieux être pleinement présent à caresser un chat, qu’être absent durant un concert symphonique ? Pleinement présent durant une promenade, plutôt que penser à autre chose dans une exposition ?... Ce qui renvoie au désir véritable, versus aliénation.

            Aliénation collective d’une civilisation obsessionnelle par son déni permanent de la mort, et hystérique dans la spectacularisation de son activité.

            « La plupart des hommes sont comme ça, aujourd’hui. Beaucoup feignent une joie de vivre urgente » Robert Musil.

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