En préambule, on considérera que la qualification de « beau » pour des humains est variable selon les cultures, les époques, les classes sociales et les individus, qu’elle dépend de facteurs anesthétiques variés également : projection inconsciente d’éléments idéologiques, de valeurs dominantes (exemple : le fétichisme de la technologie peut aujourd’hui peser sur l’appréciation esthétique des corps).
Que chaque lecteur ou lectrice ait à l’esprit un exemple de beauté différent au moment où l’on évoquera la beauté humaine ne perturbe en rien les développements qui vont suivre.
I) L'intériorité d’un être humain contrarie sa beauté visible.
Si l’on peut réduire une roche, une plante, et largement un animal à leur apparence, les qualifier de « beaux » et en rester là, un bel homme ou une femme belle ne se réduisent pas à leur apparence, même si elle n’est pas négligeable (cf. Baltasar Gracian, pour qui le paraître est un élément de l’être), même si leur stratégie de séduction peut consister justement à ne pas contrarier cette beauté en s’exprimant peu (un « beau ténébreux »), à céder à l’injonction de rester une belle apparence (« sois belle et tais-toi ! »).
L’antithèse beauté physique/laideur psychologique a été maintes fois évoquée en littérature, avec le versus laideur physique/beauté de l’âme (cf. Victor Hugo et « L’homme qui rit », le personnage de Quasimodo), dans la poésie, la chanson (« la marguerite cachait une tarentule, un crotale » Brassens). On pourrait ainsi imaginer, dans une parabole éclairant la non-concordance entre une intériorité médiocre, ou immorale, et une apparence flatteuse, qu’un jour les êtres humains aient magiquement le visage de leur intériorité. Quelle transmutation se manifesterait alors !... Tel homme disgrâcieux doté d’une belle âme, d’une grande délicatesse, aurait soudain le visage d’un Apollon, et telle femme splendide n’aurait plus qu’une apparence terne, maussade. Cette transmutation des apparences aurait valeur de justice immanente.
Sans aller jusqu’à l’antithèse, la non-coïncidence entre les traits physiques et les traits psychologiques perturbe en général. Lorsque le jeune Proust découvre le visage de Bergotte, écrivain qu’il admire - et à qui il imaginait une apparence en accord avec la beauté de son style, présupposant la beauté de son âme -, il est choqué par une certaine laideur du visage de son idole… Il a du mal à s'en remettre.
Par un souci d’économie psychique génératrice de plaisir (Freud), nous aspirons à la convergence entre une beauté physique et le charme d’une personnalité.
L’amour général de la beauté humaine fait que l'on s'aveugle sur des carences, défauts, travers que d'autres, moins sensibles à cette beauté, perçoivent aisément. Quand on découvre enfin ces défauts, on pardonne aisément à l'être beau. Pourquoi une telle indulgence à l'égard de la beauté d'un être ? Qu'en attend-on véritablement ?
II) Les attentes concernant la beauté d'un être
La beauté, chez un homme ou une femme, nous donne l'illusion qu'elle va transfigurer notre vie, notre quotidien. Comme le roi Midas qui transforme en or tout ce qu'il touche, selon la légende, l'être beau magnifierait tout ce qu'il approche. Son rayonnement éclairerait ce et ceux qui l'entourent... Mais n'est-ce pas faire beau jeu de l'habitude qui risque de couvrir de poussière l'éclat illuminateur de l'être beau ?
La beauté d'un être nous donne l'illusion de la durée. C'est une joie éternelle qui nous attend en sa compagnie : "A thing of beauty is a joy for ever", écrivait le poète John Keats. Il est difficile d'imaginer que cette perfection d'un corps, d'un visage se décompose. Comme si l'intelligence formelle qui avait présidé à une telle réussite esthétique en garantissait la permanence. Or, comme tout ce qui est vivant, l'être beau vieillit et va vers sa ruine. En ce sens, s'attacher à la beauté minérale est plus sûr.
Un homme beau, une femme belle à nos côtés, c'est le regard envieux des autres, qui nous donnerait plus de prix, nous valoriserait. C'est l'"amour-vanité" de Stendhal. Nous désirons autant et peut-être plus le désir des autres que le nôtre. Ce serait peut-être lui qui nous détermnerait (cf. René Girard). Mais pourquoi le désir convergent, répété des autres laisserait l'être beau indifférent ? Ne favoriserait-il pas un narcissisme sans doute présent déjà, dès le plus jeune âge, à cause du regard émerveillé de la mère et/ou du père ? Et c'est alors la porte ouverte à la crainte permanente de le voir nous tromper, et les affres de la jalousie, si bien décrite par Proust.
La beauté d'une femme, d'un homme serait la garantie d'une sensualité épanouie. Le désir serait toujours en éveil, sa réalisation toujours éblouissante... Mais le narcissisme de l'être beau, en manque de manque, n'est-il pas plutôt associé à une froideur, une indifférence, une frigidité même qui risquent de rafraîchir les plus folles ardeurs tendant vers lui ? Ce désir permanent que suscite l'être beau, justement il en est blasé, il ne l'émeut plus... Le destin de l'être beau n'est-il pas d'être voué, s'il n'y prend garde, à être enfermé et seulement contemplé ? Où l'on retrouve cette "chosification" initiale qui, par définition, implique une absence de subjectivité, d'intériorité...